Les deux tours : l'art de la guerre


Ils étaient plusieurs milliers à ronger leur frein, la main sur la garde de l’épée et la natte de nain prise au vent par des courants contraires. Ils regardaient l’aube se lever, une aube pleine d’espoir et de sang versé. Oui, il était des milliers et peut être même des millions à travers le monde à se rendre dans les salles, même si j’ai peut être un peu salé la description, emporté par l’épique de la pellicule. Mais preuve en est, s’il en était besoin, que le cinéma a encore de beau jours devant lui, qu’il offre des sentiments et des sensations à nul autre pareil, et que surtout, il y a un espoir dans le cinéma intermédiaire, ce cinéma qui n’est ni du film d’auteur ni du film commercial, mais qui se place savamment entre les deux, entre le coup médiatique réussi qui draine le grand-public et la petite usine familiale de cinéma, qui offre l’esthétisme des plans, la grandeur des situations et les scénarios réussis. Le film dont nous allons parler ce soir était attendu depuis plus d’un an. Rien qu’à dire cette phrase, vous devez sans doute savoir de quoi il s’agit. Il s’agit bien sur du deuxième épisode de la saga de la terre du milieu, « les deux tours », le film du néo-zélandais Peter Jackson sorti mondialement hier sur nos écrans. Peter Jackson, inutile de le présenter. Depuis l’année dernière, le petit bonhomme des antipodes a su faire du chemin dans le cirque médiatique, au point de passer du statut de l’ahuri au projet inconcevable à celui de cinéaste talentueux et visionnaire, sachant à la fois multiplier ses codes et citer ses maîtres s’il le faut. Car Jackson n’est pas le premier venu en matière de cinéma, il a fait ses classes, dans des genres que l’orthodoxie cinématographique réprouve, mais qui apprennent indéniablement à manier la caméra, des genres aussi obscur que le cinéma Gore, dont il fut l’un des fer de lance avec « Bad Taste » mais aussi le film parodique où il avait su monter la subtilité de sa tenue de caméra dans le film méconnu et trop injustement mésestimé, « Forgotten Silver », faux documentaire –on dit « documenteur »- sur un cinéaste néo-zélandais de l’époque du muet, ce qui lui avait permis, en retournant les scènes muettes pour « faire comme si », de s’exercer à un genre particulier. Et puis il y a eu enfin « Heavenly creatures », le film qui précède « la communauté de l’anneau », le premier épisode de la saga, véritable banc d’essai de ses visions cinématographiques, où il a d’ailleurs testé pas mal de visions et de conceptions de ce que l’on peut voir dans « les deux tours » : car de cette histoire de parricide dans une Nouvelle-Zélande patriarcale et arriérée par deux jeunes filles à l’imagination brimée, il y avait, dans les scènes de rêves, les bases jetées des combats de la terre du milieu. Seul un fan de Tolkien pouvait adapter correctement au cinéma une œuvre aussi pleine, et avec Jackson, il ne pouvait pas mieux tomber. Il ne pouvait en effet pas mieux tomber car il porte ce projet depuis sa jeunesse, et a mis sept années, selon ses propres dires, pour mettre à bout les 3 épisodes du « Seigneur des anneaux ». On peut ainsi, sans trop se tromper dire que Jackson ne trahira pas l’œuvre de l’inventeur génial de la terre du milieu, pas de futures séquelles que le maître n’aurait pas écrites, pas de corruption de l’œuvre… Il suffit de voir le coffret DVD de la communauté de l’anneau pour bien se rendre compte de l’exactitude quasi-maniaque avec laquelle Jackson a rendu sa copie . Si l’on pouvait juger, dans le premier épisode, de la justesse de l’adaptation, on ne peut que plus clairement s’en rendre compte dans le deuxième opus, plus noir et débauchant un nombre incalculable d’artifice, au point que le réalisateur lui-même dit ne pas s’être rendu compte de ce qu’il filmait. En effet, les deux tours est une œuvre de pénombre aux personnages inquiétants : nous avions laissé nos héros de la communauté de l’anneau séparé en trois après la disparition de Gandalf le mage et la mort du dauphin du Gondor, le roi des hommes, Boromir. Une aparté cependant : comme dans le livre, que Tolkien définissait comme une somme et non comme trois épisodes, le film « Les deux tours » ne comprend pas de résumé des aventures précédentes. Ainsi, si vous voulez y comprendre quelque chose, mieux vaut vous documenter avant… Mais c’est la loi du genre, et Jackson en applique les préceptes. Donc, nous le dissions tout à l’heure, les personnages bizarres sont légions : ainsi les Huruk-haï, les orques de Saroumane, le mage vendu au mal, mais aussi, Gollum, être des marais répugnant, et ancien propriétaire de l’anneau que l’oncle de Frodon avait dépouillé dans des aventures antiques. Joué par un acteur Shakespearien très célèbre, Andy Serkis, Gollum est le personnage le plus réussi de l’épisode : entièrement animé par ordinateur par les trublions disneyens de Pixar, il paraît d’une réalité angoissante. Et d’autres, plus vénérables, comme ces Ents chenus, aux pouvoirs millénaires, mais ne découvrons pas tout…
Tout amateur de la Terre du milieu le sait, « Les deux tours » est un hymne de bataille, et c’est aussi là-dessus que Jackson était attendu : le résultat est à l’aulne de ce que nous pouvions espérer. Sur les trois heures que durent le film et que nous ne voyons absolument pas passer, il y a plus d’une heure un quart de batailles acharnées, de défenses incroyables, de résistances héroïques. Dans ces conflits, deux personnages tirent leur épingles du jeu : d’abord Aragorn, joué par le beau Viggo Mortensen, qui a bien changé depuis l’époque où il était jeune amish dans Witness de Peter Weir, et Gimli, le respectable nain, joué lui aussi par un vieux pensionnaire de la Royal Academy anglaise, John Rhys-Davies. Le nain Gimli fera peut-être bondir bien des intégristes par son côté humoristique, mais qui rend coup pour coup à son côté un peu ridicule dans la dernière bataille, celle de la défense de la forteresse du peuple Rohirim. Somptueuse bataille qui dure plus de 45 minutes, où les elfes montrent enfin leur valeur à la guerre, où le retour d’un mage disparu va entraîner des batailles encore plus piquantes… Et quelle fougue ! Il est des choses que nous ne pouvons décemment pas révéler, mais sachez simplement que certaines scènes sont dignes des super-productions hollywoodiennes des années 50, les grandes œuvres de Cecil B De Mille et consorts, et que les trouvailles numériques pour renforcer les effets sont fantastiques. Et les nouveaux personnages, si l’on est content de retrouver Liv Tyler, la belle Arwen dans un rôle court mais déterminant, on se réjouira de voir dans le rôle de Eowyn la trop rare Miranda Otto, icône du cinéma indépendant, magnifique dans « Human Nature » de Gondry et dans « La ligne rouge » de Malick, et de retrouver les acteurs du premier épisode, notamment Elijah Wood, vraiment époustouflant dans le rôle de Frodon.
Quant à la construction scénaristique, elle suit de très près le bouquin, forcément, et l’on s’aperçoit que le bouquin était déjà, pour sa part, très « filmique ». La séparation en trois de la communauté de l’anneau donne l’occasion à trois histoires parallèles, que le montage nous offre de manière superposée. Trois histoires différentes, et trois manières de filmer totalement différentes. Si Jackson sacrifie au rite intégriste de reprendre parfois plan pour plan, voire même couleur pour couleur les gravures des illustrateurs, il sait donner à chacune de ces trois récits, aux tons résolument différents, des manières filmiques également différents. Si la course des orques est très noir, et gagne peu à peu l’ensemble du film du fait des batailles est très empreinte des films de sabre japonais (on croît reconnaître par certains côtés le Rashomon de Kurosawa), la quête de Frodon, Sam et Gollum, est très contemplative, ressemble en bien des points à la quête du premier épisode, à l’exception notable du pasage avec Gollum dans le marais de la mort, où les morts des anciennes guerres de Sauron sont enfouis dans les marécages. Ce passage effrayant fait appel aux vieux réflexes de Jackson et emprunte ses codes au film d’horreur, notamment lors de la chute de Frodon. Mais c’est la course et les premières batailles des trois compères (Gimli, Legolas, Aragorn) qui sont les plus belles, panoramiques et nous faisant découvrir les fabuleux paysages de la Nouvelle-Zélande. On pourra noter qu’à l’arriver dans le royaume de Rohan, et à l’arrivée imminente des orque qui a pour conséquence la fuite des villageois, on pourra noter un coup d’œil appuyé à Bergman –et oui, Bergman- et son « septième sceau ». Le village en effet est autant empreint de mort que dans l’histoire du suédois. Mais finalement, quoi de plus naturel, dans cette histoire de mort et de croisade, quand la vie des hommes ne tient plus qu’à un fil que de retrouver le cinéaste de la mort ?
Bref, un film Shakespearien et enlevé, qu’on vous conseille pas seulement parce qu’il est issu du « Seigneur des Anneaux », mais aussi parce qu’il est enlevé et beau… Courez-y !