Pour
les dossiers, il était temps, depuis les trois semaines que
nous avons repris l'émission de se pencher sur des portraits
d'acteurs.
Loin de tomber dans la sacristie des acteurs morts ou vivant, qui,
comme le pense des journaux comme Première ou Studio, serait
la cheville ouvrière du cinéma, c'est avant tout l'acteur
omnipotent qui fait le film, au mépris du cadreur, du réalisateur,
du scénariste ou de l'ingénieur du son, il faut bien
remarquer que certains ont su à travers l'histoire s'approprier
un rôle, transcender un film ou un genre, ou du moins, faire
planer une telle ombre blanche sur le Celluloïd que le monde
du cinéma s'en trouve complètement retourné.
Cependant, il ne faut pas prendre l'acteur comme le centre de la pellicule.
Nous sommes à la radio, et les auditeurs, qui ne nous voient
pas, et ils ne savent pas ce qu'ils ratent, sont bien placé
pour se rendre compte que l'identification n'est pas le plus important,
c'est plutôt l'atmosphère, le propos, bref, l'essence,
qui est plus important que le paraître, et puis moi, ça
m'arrange.
Bref, la plus grande difficulté pour un acteur, c'est que bien
qu'il soit à l'épicentre de la caméra, et donc
de l'il du spectateur, il doit porter en lui l'atmosphère
suffisante pour faire vivre le propos et l'image, bref l'entourage
de son jeu, qui ne reste de toutes façons qu'un des atouts
sans être, et loin de là, le plus important.
Des exemples dans l'histoire du cinéma de ces acteurs qui ont
changer l'histoire du cinéma, il y en a beaucoup et à
des niveaux différents. Le premier qui vient à l'esprit,
ou du moins qui ME vient à l'esprit c'est Orson Welles, dans
Citizen Kane, qui a su vivre son jeu au point de le rendre inoubliable,
et de rester aux yeux du public et des cinéphiles comme l'un
des plus grands
Mais l'exemple est biaisé et je l'ai
pris à dessein : Welles était le réalisateur
de son film et donc il en porte la lumière. Le film est dans
ce cas bien précis tellement son uvre que lui seul pouvait
en porter la responsabilité devant l'écran. Le rôle
de l'acteur, c'est de porter le message graphique de son réalisateur,
au point parfois de le transcender. C'est ce qu'il s'est passé
avec Marlon Brando sur Apocalypse Now, le film de Coppola. Brando
incarne la force créative de Coppola. On parle de bonne direction
d'acteur, c'est souvent le cas, comme pour le duo Pacino / Cimino
par exemple. Plus rarement, le réalisateur et l'acteur se retrouvent
de films en films pour porter le même message. La connivence
est telle qu'on pourrait parler d'une relation identique au dessinateur
de bandes dessinées qui retrouverait son personnage récurent
pour de futures aventures ; c'est le cas de Tim Burton avec Johnny
Depp.
Vous l'aurez compris, nous allons parler de Johnny Depp. Mais pas
seulement de sa relation avec Burton, même si elle est centrale,
mais de sa relation au cinéma, tout court. Car de Eumir Kusturika
à Jeremiah Chechik, il a su exposer les pensée de beaucoup
de réalisateurs majeurs de ces dix dernières années,
le dernier en date étant l'un des plus talentueux, Terry Gilliam,
avec qui, à l'heure où je vous parle, devait terminer
Don Quichotte avec Jean Rochefort dans le rôle éponyme,
et notre Depp dans le rôle de Sancho Panza, on s'en régale
d'avance et rendez-vous certainement à l'occasion de Cannes
2001.
Mais là n'est pas notre propos.
Là où Depp nous confond d'admiration, c'est dans sa
façon romantique de porter les films, de mettre sa personnalité
gauche à la Buster Keaton dans les histoires de ses scénaristes
et réalisateurs, souvent basé sur la fonction d'un être
seul contre tous, non pas de la façon américaine classique
- Le retour de la vengeance
- Mais plutôt dans un monde
en déliquescence, celui qui porte en lui la flamme du rêve
: c'est le cas dans le surestimé Arizona Dream de Kusturika,
ou dans Edward ou Ed Wood de Burton. Il
est au contraire celui qui porte la raison dans un monde de rêve
: Sleepy Hollow du même Burton, ou Don Quichotte de Gilliam,
et même Dead Man de Jarmush.
Comme le disait Agnès Peck dans Positif, Depp est souvent le
"double gracieux" du réalisateur avec lequel il travaille.
Avec Burton, il est tout d'abord celui qui incarne l'éternel
adolescent dont rêve le réalisateur ; avec Polanski,
il est la victime du complot qui a toujours hanté le réalisateur
du locataire, celui d'un satanisme imaginaire et de pacotille qui
se double d'une comediante proche du muet : on retrouve d'ailleurs,
comme dans Sleepy Hollow, les exagérations physiques qui rapproche
Depp des grandes stars du muet : Keaton, on l'a déjà
dit, mais aussi les acteurs qui ont joué les impuissantes victimes
de Bela Lugosi dans les fabuleux Dracula d'avant-guerre.
Par sa désincarnation physique, - il a le visage très
pâle cerclé de cheveux noirs de jaie - il a visage qui
exprime le cinéma noir et blanc et porte la lumière.
Ce n'est donc guère étonnant qu'il inspire les fous
de cinéma et joue parfois les réalisateurs ( Ed Wood,
véritable dieu de Burton, revit dans le corps de Depp) ou alors
les imite ( la scène des petits pains dans Benny & Joon
de Chechik fait directement allusion à Chaplin ). Par son jeu,
Depp n'est pas seulement un acteur de cinéma, il est le cinéma.
Par cette même désincarnation, il incarnera volontiers
les personnages les plus romantiques (Ed Wood revient au galop, accompagné
d'Edward aux mains d'argent à quelques longueurs, mais aussi
Gilbert Grape, Jack Kerouac, Ichabod Crane, Don Juan ou William Blake,
autant de personnages classiques du romantisme ) Il ira même
par se créer lui-même son univers, un univers enfantin
proche de ses rêves d'enfants, peuplés comme il l'avoue
lui-même de grandes chevauchées entre cow-boys et indiens,
The Brave, le film qu'il a écrit et réalisé en
97, c'est cet univers là, et Depp en est naïvement le
héros.
Dans la plupart de ses films, il est d'ailleurs l'illeton de
la caméra, celui par qui la caméra voit, bref le narrateur
omnipotent. On retrouve ainsi l'idée du "double gracieux"
du réalisateur et du scénariste. Quand l'auteur travaille
à un film avec Depp, il place toujours la vision du film par
l'il de Depp : c'est même le cas pour la première
collaboration de Depp avec Gilliam dans Las Vegas Parano, puisque
chaque défonce, chaque shoot des protagonistes, prétexte
à débauche de couleurs et d'effets spéciaux,
est à chaque fois vu du point de vue de Raoul, le personnage
bronzé et chauve que campe Depp.
Car c'est aussi une facette de la personnalité d'acteur de
Johnny Depp, c'est celui de changer de physionomie à mesure
qu'il change de réalisateur. Avec Kusturika ou Burton, il est
cet être romantique que nous avons beaucoup décrit :
il est ainsi plus proche du monde des auteurs.
Avec Gilliam ou Jarmush, il est un être mystique et méthodique,
au visage plus assuré. Qu'il porte perruque, cheveux courts
ou longs, il est crédible dans toutes les postures. C'est ainsi
qu'il marque et marquera pour toujours l'histoire du cinéma,
c'est par sa capacité à aspirer l'univers dans lequel
il est censé évoluer. Lorsque des acteurs comme Eastwood
ou Wayne par exemple happaient la caméra par leur personnalité,
Depp happe le monde par son esprit caméléon qui lui
offre une capacité messianique pour ses réalisateurs
de réaliser -justement- leur rêves ou leurs angoisses,
même les plus impossibles. On n'écrit pour Depp, mais
par Depp, parce qu'on sait qu'il sera capable de le faire prendre
vie.
L'histoire de Depp avec le cinéma est d'ailleurs une histoire
d'autant plus irréelle qu'elle avait fort mal commencé.
Et ce n'est peu de le dire. Et il est difficile de croire qu'un personnage,
doué de cette face lunaire comme peut l'être Depp cache
en réalité l'une des carrières les mieux gérée
d'Hollywood, qui fait pâlir d'envie Tom Cruise, le connard laqué
de John Woo. Grâce à sa belle gueule, Depp s'est fait
connaître dans une bluette télévisée encore
plus niaise et consommatrice de Biactol que Top Gun et Cocktail réuni
: 21 Jumpstreet, après avoir jouer un des soldats condamnés
de Platoon d'Oliver Stone.
Cependant, et même si c'est de cette série qu'il tire
sa notoriété, notamment chez les jeunes, il se tourne
vite vers le cinéma, et après quelques factures hollywoodiennes
de qualité où sa belle gueule est l'argument principal
(Cry Baby, Don Juan de Marco ) il se tourne vers les réalisateurs
phare des nineties : Gilliam, Polanski, Jarmush, Kusturika et bien
sur Burton. Grâce à sa notoriété passée,
il emmène ces réalisateurs pas toujours considérés
comme "Grand-public" vers les auteurs des blockbusters,
en gagnant, avec pourtant beaucoup de méfiance au début,
la confiance et l'admiration des cinéphiles. C'est ce que Cruise
a essayé de faire en travaillant avec Anderson ou Kubrick,
et même si sa collaboration avec le premier réserve de
bonnes surprises, Eyes Wide Shut doit rester un blessure secrète
pour le nain scientologue, à moins qu'il soit le seul à
ne pas s'être aperçu que le maître s'est foutu
de sa gueule pendant près de deux heures.
Bref, Johnny Depp a réussi son virage de la télé
au cinéma, et laissera après une carrière qu'on
peu promettre encore longue, une marque indélébile dans
l'histoire du cinéma. La preuve, c'est qu'aucun imposteur n'a
encore essayé de l'imiter. Et espérons qu'il ne donnera
pas à Hélène Rollès, l'ancienne star d'Hélène
et les garçons, l'envie de tourner avec Blier.