Le meilleur de l'an 2000

Johnny Depp


Pour les dossiers, il était temps, depuis les trois semaines que nous avons repris l'émission de se pencher sur des portraits d'acteurs.

Loin de tomber dans la sacristie des acteurs morts ou vivant, qui, comme le pense des journaux comme Première ou Studio, serait la cheville ouvrière du cinéma, c'est avant tout l'acteur omnipotent qui fait le film, au mépris du cadreur, du réalisateur, du scénariste ou de l'ingénieur du son, il faut bien remarquer que certains ont su à travers l'histoire s'approprier un rôle, transcender un film ou un genre, ou du moins, faire planer une telle ombre blanche sur le Celluloïd que le monde du cinéma s'en trouve complètement retourné.
Cependant, il ne faut pas prendre l'acteur comme le centre de la pellicule. Nous sommes à la radio, et les auditeurs, qui ne nous voient pas, et ils ne savent pas ce qu'ils ratent, sont bien placé pour se rendre compte que l'identification n'est pas le plus important, c'est plutôt l'atmosphère, le propos, bref, l'essence, qui est plus important que le paraître, et puis moi, ça m'arrange.

Bref, la plus grande difficulté pour un acteur, c'est que bien qu'il soit à l'épicentre de la caméra, et donc de l'œil du spectateur, il doit porter en lui l'atmosphère suffisante pour faire vivre le propos et l'image, bref l'entourage de son jeu, qui ne reste de toutes façons qu'un des atouts sans être, et loin de là, le plus important.

Des exemples dans l'histoire du cinéma de ces acteurs qui ont changer l'histoire du cinéma, il y en a beaucoup et à des niveaux différents. Le premier qui vient à l'esprit, ou du moins qui ME vient à l'esprit c'est Orson Welles, dans Citizen Kane, qui a su vivre son jeu au point de le rendre inoubliable, et de rester aux yeux du public et des cinéphiles comme l'un des plus grands… Mais l'exemple est biaisé et je l'ai pris à dessein : Welles était le réalisateur de son film et donc il en porte la lumière. Le film est dans ce cas bien précis tellement son œuvre que lui seul pouvait en porter la responsabilité devant l'écran. Le rôle de l'acteur, c'est de porter le message graphique de son réalisateur, au point parfois de le transcender. C'est ce qu'il s'est passé avec Marlon Brando sur Apocalypse Now, le film de Coppola. Brando incarne la force créative de Coppola. On parle de bonne direction d'acteur, c'est souvent le cas, comme pour le duo Pacino / Cimino par exemple. Plus rarement, le réalisateur et l'acteur se retrouvent de films en films pour porter le même message. La connivence est telle qu'on pourrait parler d'une relation identique au dessinateur de bandes dessinées qui retrouverait son personnage récurent pour de futures aventures ; c'est le cas de Tim Burton avec Johnny Depp.

Vous l'aurez compris, nous allons parler de Johnny Depp. Mais pas seulement de sa relation avec Burton, même si elle est centrale, mais de sa relation au cinéma, tout court. Car de Eumir Kusturika à Jeremiah Chechik, il a su exposer les pensée de beaucoup de réalisateurs majeurs de ces dix dernières années, le dernier en date étant l'un des plus talentueux, Terry Gilliam, avec qui, à l'heure où je vous parle, devait terminer Don Quichotte avec Jean Rochefort dans le rôle éponyme, et notre Depp dans le rôle de Sancho Panza, on s'en régale d'avance et rendez-vous certainement à l'occasion de Cannes 2001.
Mais là n'est pas notre propos.

Là où Depp nous confond d'admiration, c'est dans sa façon romantique de porter les films, de mettre sa personnalité gauche à la Buster Keaton dans les histoires de ses scénaristes et réalisateurs, souvent basé sur la fonction d'un être seul contre tous, non pas de la façon américaine classique - Le retour de la vengeance… - Mais plutôt dans un monde en déliquescence, celui qui porte en lui la flamme du rêve : c'est le cas dans le surestimé Arizona Dream de Kusturika, ou dans Edward ou Ed Wood de Burton. Il est au contraire celui qui porte la raison dans un monde de rêve : Sleepy Hollow du même Burton, ou Don Quichotte de Gilliam, et même Dead Man de Jarmush.

Comme le disait Agnès Peck dans Positif, Depp est souvent le "double gracieux" du réalisateur avec lequel il travaille. Avec Burton, il est tout d'abord celui qui incarne l'éternel adolescent dont rêve le réalisateur ; avec Polanski, il est la victime du complot qui a toujours hanté le réalisateur du locataire, celui d'un satanisme imaginaire et de pacotille qui se double d'une comediante proche du muet : on retrouve d'ailleurs, comme dans Sleepy Hollow, les exagérations physiques qui rapproche Depp des grandes stars du muet : Keaton, on l'a déjà dit, mais aussi les acteurs qui ont joué les impuissantes victimes de Bela Lugosi dans les fabuleux Dracula d'avant-guerre.

Par sa désincarnation physique, - il a le visage très pâle cerclé de cheveux noirs de jaie - il a visage qui exprime le cinéma noir et blanc et porte la lumière. Ce n'est donc guère étonnant qu'il inspire les fous de cinéma et joue parfois les réalisateurs ( Ed Wood, véritable dieu de Burton, revit dans le corps de Depp) ou alors les imite ( la scène des petits pains dans Benny & Joon de Chechik fait directement allusion à Chaplin ). Par son jeu, Depp n'est pas seulement un acteur de cinéma, il est le cinéma.

Par cette même désincarnation, il incarnera volontiers les personnages les plus romantiques (Ed Wood revient au galop, accompagné d'Edward aux mains d'argent à quelques longueurs, mais aussi Gilbert Grape, Jack Kerouac, Ichabod Crane, Don Juan ou William Blake, autant de personnages classiques du romantisme ) Il ira même par se créer lui-même son univers, un univers enfantin proche de ses rêves d'enfants, peuplés comme il l'avoue lui-même de grandes chevauchées entre cow-boys et indiens, The Brave, le film qu'il a écrit et réalisé en 97, c'est cet univers là, et Depp en est naïvement le héros.

Dans la plupart de ses films, il est d'ailleurs l'œilleton de la caméra, celui par qui la caméra voit, bref le narrateur omnipotent. On retrouve ainsi l'idée du "double gracieux" du réalisateur et du scénariste. Quand l'auteur travaille à un film avec Depp, il place toujours la vision du film par l'œil de Depp : c'est même le cas pour la première collaboration de Depp avec Gilliam dans Las Vegas Parano, puisque chaque défonce, chaque shoot des protagonistes, prétexte à débauche de couleurs et d'effets spéciaux, est à chaque fois vu du point de vue de Raoul, le personnage bronzé et chauve que campe Depp.

Car c'est aussi une facette de la personnalité d'acteur de Johnny Depp, c'est celui de changer de physionomie à mesure qu'il change de réalisateur. Avec Kusturika ou Burton, il est cet être romantique que nous avons beaucoup décrit : il est ainsi plus proche du monde des auteurs.

Avec Gilliam ou Jarmush, il est un être mystique et méthodique, au visage plus assuré. Qu'il porte perruque, cheveux courts ou longs, il est crédible dans toutes les postures. C'est ainsi qu'il marque et marquera pour toujours l'histoire du cinéma, c'est par sa capacité à aspirer l'univers dans lequel il est censé évoluer. Lorsque des acteurs comme Eastwood ou Wayne par exemple happaient la caméra par leur personnalité, Depp happe le monde par son esprit caméléon qui lui offre une capacité messianique pour ses réalisateurs de réaliser -justement- leur rêves ou leurs angoisses, même les plus impossibles. On n'écrit pour Depp, mais par Depp, parce qu'on sait qu'il sera capable de le faire prendre vie.

L'histoire de Depp avec le cinéma est d'ailleurs une histoire d'autant plus irréelle qu'elle avait fort mal commencé. Et ce n'est peu de le dire. Et il est difficile de croire qu'un personnage, doué de cette face lunaire comme peut l'être Depp cache en réalité l'une des carrières les mieux gérée d'Hollywood, qui fait pâlir d'envie Tom Cruise, le connard laqué de John Woo. Grâce à sa belle gueule, Depp s'est fait connaître dans une bluette télévisée encore plus niaise et consommatrice de Biactol que Top Gun et Cocktail réuni : 21 Jumpstreet, après avoir jouer un des soldats condamnés de Platoon d'Oliver Stone.

Cependant, et même si c'est de cette série qu'il tire sa notoriété, notamment chez les jeunes, il se tourne vite vers le cinéma, et après quelques factures hollywoodiennes de qualité où sa belle gueule est l'argument principal (Cry Baby, Don Juan de Marco ) il se tourne vers les réalisateurs phare des nineties : Gilliam, Polanski, Jarmush, Kusturika et bien sur Burton. Grâce à sa notoriété passée, il emmène ces réalisateurs pas toujours considérés comme "Grand-public" vers les auteurs des blockbusters, en gagnant, avec pourtant beaucoup de méfiance au début, la confiance et l'admiration des cinéphiles. C'est ce que Cruise a essayé de faire en travaillant avec Anderson ou Kubrick, et même si sa collaboration avec le premier réserve de bonnes surprises, Eyes Wide Shut doit rester un blessure secrète pour le nain scientologue, à moins qu'il soit le seul à ne pas s'être aperçu que le maître s'est foutu de sa gueule pendant près de deux heures.

Bref, Johnny Depp a réussi son virage de la télé au cinéma, et laissera après une carrière qu'on peu promettre encore longue, une marque indélébile dans l'histoire du cinéma. La preuve, c'est qu'aucun imposteur n'a encore essayé de l'imiter. Et espérons qu'il ne donnera pas à Hélène Rollès, l'ancienne star d'Hélène et les garçons, l'envie de tourner avec Blier.