Tout commence par un plan tout à fait naturaliste de Bethlehem,
inondé de soleil, et un souffle, une course, quelqu'un qui
fuit quelque chose. On apprendra que le souffle de cet homme est celui
de Michel Piccoli, mais peu importe : cet homme c'est le père
noël. Et tel un imposteur, il fuit devant la menace d'un petit
group d'ado. Ses cadeaux s'éparpillent sur le sol. Une fois
au sommet d'un colline, alors que les jeunes sont à ses trousses,
le père noël se retourne : il a un couteau planté
dans le ventre, et il s'écroule. Fin de la première
partie. Et un sacré symbole : en Palestine, le rêve en
lui même est une menace. Le paganisme, comme toutes les autres
religions, les croyances en général sont une source
de conflit. Par une petite saynète tout aussi incongrue qu'anodine,
le film qui nous concerne ce soir ouvre une satyre politique à
feu nourri. Intervention Divine, ce film d'Elia Suleiman qui a fait
tellement couler d'encre à Cannes fait partie de ces films
qui vous marquent pour un long moment. Tout d'abord pour le propos
du film, une oeuvre où la souffrance et le désenchantement
est un moteur bien plus puissant que tous les autres moteurs narratifs.
Cette "chronique d'amour et de douleur", puisque tel est
le sous-titre du film, est la chronique d'une vie et d'une mort, d'un
amour et d'une lutte dans un pays ou plutôt une région
où la notion même de quotidienneté est une lutte
de tout instant. Egalement parce qu'en utilisant une histoire aussi
codifiée, le réalisateur palestinien Suleiman livre
finalement, sous les codes et les allusions une charge poétique
et politique dénuée de romantisme et donc particulièrement
efficace.
Mais aussi sur la forme, car le film est d'une tenue cinématographique
particulièrement remarquable. Auréolée d'un prix
du Jury à Cannes 2002, le film à été vu
par un public plus large que "chronique d'une disparition",
le premier film du réalisateur, qui utilisait cependant les
même procédés que ce soit narratif autant que
filmique. On pourra d'ailleurs à juste titre s'étonner
du choix timoré d'un jury pourtant éminent pour la palme
d'or, préférant la filer à un nanti Hollywoodien
(Polanski) au film mièvre, plutôt qu'à une vraie
uvre de cinéma, marqué du sceau du renouveau et
au propos mille fois plus lourd de contenu et de sens. Mais on sait
depuis l'oukase de Cronenberg d'il y a quelques années et sa
Palme incontestable offerte à Rosetta que le prix de Cannes
se doit de n'être en rien politique de peur que de grandes marques
de cosmétiques et consorts s'étranglent dans leurs petits-fours.
Ceci étant dit, revenons au film de ce soir et à ses
origines. Je l'ai déjà dit en préambule, le film
s'ouvre sur la respiration de Michel Piccoli. Pourquoi cette information
à priori d'un intérêt limité ? C'est avant
tout à cause de l'attachement que Piccoli voue de par son père
à un cinéaste et à un cinéma que Suleiman
vénère au point d'en reprendre la difficile posture
: celle du burlesque décalé et poétique du grandissime
Jacques Tati. Car l'ensemble de la première
partie du film, toute celle qui se passe à Jérusalem
est un hommage plus qu'appuyé au maître. La rengaine
des scènes de voisinage, la finesse des détails en même
temps que le relatif anodin des situations, le ridicule de certains
comportement, le rire venant de détails minuscules et comme
relevé par un entomologiste de l'humain n'est pas sans rappeler
certains moment de "Traffic". Surtout que dans le film,
la voiture a une importance considérable, ainsi que les bruits
incongrus des machines. Et qu'il porte, comme "Traffic",
la poésie d'un "Road-Movie en bocal". Mais nous y
reviendrons. Et surtout cette vie dans Jérusalem, quelle métaphore
filée ! Ainsi, cet homme qui jette sans vergogne ses poubelles
sans le jardin de sa voisine avant de s'émouvoir lorsque celle-ci,
excédée, renvoie tout un matin dans son propre jardin.
Ainsi cet homme obstiné qui détruit l'empattement d'une
route parce que celle-ci déborde de 15 centimètres dans
sa cour
Chacune des actions de ces voisins irascibles est une
"pierre" de plus mise dans le jardin de la querelle Israélo-palestinienne.
La première partie du film, silencieuse à l'extrême,
plus encore que le reste du film est la chronique de la disparition
de la vie sociale due au confinement et à la peur. On rit parfois,
mais c'est nerveux, souvent. La tension est palpable.
Puis, arrive E.S, puisqu'il se baptise ainsi au générique,
joué par Suleiman lui-même, qui conduit une voiture pour
sortir de Jérusalem et se rendre à Ramallah par le Check-Point
de Jérusalem-Ouest. Après la plaie ouverte dans les
relations humaines, le lien qu'on essaye de retendre. Le père
du héros est malade. E.S va le voir à l'hôpital,
et les scènes de lit, sordides parfois nous offrent des scènes
burlesques que Tati n'aurait pas renié. Ainsi, quel plaisir
de voir cette scène des multiples fumeurs de l'hôpital,
orchestré de main de maître par le réalisateur
! mais aussi des scènes plus politiques, entre surréalisme
et acte gratuitement militant, comme ce noyau d'abricot qui a fait
couler beaucoup d'encre (mais je vous laisse voir le film
)
Dans ses pérégrinations, le héros va passer souvent
au Check-point de Ramallah. Et c'est en fait sur le parking sordide
de ce point militaire que va se dérouler la moitié du
film, dans une deuxième partie plus lyrique et également
plus oppressante, et rompt la boucle de Jérusalem : car l'amie
de E.S est une palestinienne des "territoires", de Ramallah,
et la seule zone franche qu'ils ont trouvé pour faire l'amour,
pour vivre cet amour symbolisé par des mains entrecroisées?
L'irruption de cette femme est le point de rupture du film : les scènes
du check-point s'enchaînent, l'absurde des situations, l'humiliation
quotidienne des populations palestiniennes est décrite avec
la même science du burlesque que les scènes de Jérusalem.
Mais le contenu en devient nécessairement plus politique, sans
tomber cependant dans le pensum rhétorique : L'imagination
du réalisateur se ballade au gré de la militance de
sa compagne : scène de James Bond Girl faisant s'écrouler
le check-point, scène de tentative de réconciliation
avec un cousin juif sur la musique de Natacha Atlas
Jusqu'au
deux apogées du film, d'abord ce ballon rouge que E.S gonfle,
dans sa voiture, afin de détourner l'attention des gardes pour
s'échapper sans contrôle dans le Ramallah de sa dulcinée,
un ballon rouge à l'effigie d'Arafat, que les soldats de Tsahal
hésiterons à canarder. Un ballon, minuscule point qui
s'envolera dans tout Jérusalem pour aller se fixer au faîte
de la grande mosquée de l'esplanade. Un Arafat dont la présence
est ici d'un double sens très comique : astre ou simple baudruche
? Ensuite, second point d'orgue, cette scène ou la compagne
de E.S, la talentueuse Manal Khader jouera à Tsahal un sale
tour de ninja
En vous laissant la surprise et en vous laissant
réfléchir sur sa portée politique (le boomerang
qu'elle utilise est la carte d'Israël
), surtout lorsque
ce rôle est dévolu à une femme !
Plein de symbole parfois abscons pour un occidental qui ne connaîtrait
pas les deux religions, drôle et amer, ce film est d'une facture
que l'on n'oublie pas de sitôt. Alternant lucidité et
parti pris, poésie et politique ce film est également
doué d'un langage cinématographique novateur et posé,
qui s'éloigne du ton démonstrateur et tripal d'un Amos
Gitaï et invente son propre ton. La fin du film laisse le goût
d'un immense gâchis et d'une révolte sourde. Et faites
bien attention à la dernière image. Car les feux de
la cuisinière sont malheureusement éteints laissant
présager le pire