Le cinéma n'est définitivement
pas toujours un art très attirant dans sa quotidienneté.
Il y a quelques semaines, je me plaignais déjà du manque
d'audace de la programmation sur l'agglomération, mais force
est de constater que cela à tendance à se répéter.
Le festival du cinéma d'Afrique et du sud tirant à sa
fin, nous n'avons pas grand chose à nous mettre sous la dent
cette semaine. Etonnant, lorsqu'on pense que la semaine du 6 février,
par exemple sera lourdement chargée, avec la sortie de Ocean's
Eleven de Soderbergh et de 8 femmes de François Ozon. Etonnant
également lorsqu'on songe que dans le Télérama
de cette semaine, on recense plusieurs films intéressants,
dont un film africain, Mama Aloko, de Jean Odoutan, dont on avait
pu apprécier l'excellent Djib et qui n'est pas présent
dans la sélection. Etonnant quand on pense qu'il n'aurait pas
été difficile, pour les exploitants de salle de se démerder
pour l'avoir. Etonnant aussi de ne pas voir le film de David Mamet,
le jouissif scénariste de plusieurs films, dont le mythique
Hoffa, avec Jack Nicholson, un des plus beaux films sur l'histoire
politique de l'Amérique.
Alors que faire ? c'est en retombant sur une phrase d'un journaliste
de La Croix, qui disait qu'il est des films comme certains livres
de chevets, on aime s'y replonger pour y retrouver des fragments de
souvenirs, que j'ai décidé de la chronique de ce soir,
qui allait bien sur se retourner sur les DVD.
Pour revenir à la phrase du célèbre chroniqueur
cinéma dont j'ai parlé tout à l'heure, le DVD
permet de faire certains de ces film de véritables "films
de chevet", dont on peut se regarder certaines de ces scènes
en boucle, détailler les plans, etc.
Parmi ces réalisateurs, un nom s'impose, se détache
de la masse… il s'agit de Jacques Tati, dont l'œuvre, qu'on
avait beaucoup de mal à trouver en VHS des copies convenables
à des prix abordables, a été littéralement
magnifié par sa ressortie en DVD par la très courageuse
collection "Les Films de Ma Vie" co-dirigée par Bertrand
Blier et Claude Berri.
Certains de nos auditeurs font peut être les yeux ronds à
l'évocation de ce nom de Jacques Tati. En effet, c'est un nom
un peu connu, mais sans plus. Il y a une certaine hypocrisie autour
de lui dans le cinéma français, principalement de la
part d'un certains nombre de réalisateurs qui l'ont pompé
sans vergogne, en se dépêchant de l'enterrer. Trop fou,
trop génial, il y avait du Chaplin et du Welles au détour
de ses plans et de ses envies. Les américains ne sont d'ailleurs
pas trompé, lui donnant l'oscar du meilleur film étranger
en 1958 pour le fabuleux "Mon oncle". Qui était Tati
? Laissez moi, chers auditeurs, vous le présenter plus amplement.
Jacques Tati est né dans un petit village du bassin parisien
en 1907. Rien au départ ne le destine à devenir cinéaste.
Dès l'adolescence, il monte sur les planches où il crée
un spectacle de pantomime, basé sur le sport. Dès 1932,
il apparaît dans un court-métrage, qui était diffusé
à l'entracte des films de l'époque derrière la
camera de Jack Forrester : c'est Oscar, champion de tennis ; une collection
de gags qu'on retrouvera plus tard dans son film : "Les vacances
de Monsieur Hulot".
Les années 30 sont les années populaires de Jacques
Tati. Il enchaîne les spectacles de cabaret et les courts métrages
humoristiques calqué sur les Chaplin d'Outre-Atlantique. En
1936, c'est le fantastique Soigne ton gauche, réalisé
par le futur réalisateur de la bataille du rail, René
Clément, qui le fait vraiment connaître au grand public.
Il réalise son premier court en 1938, Retour à la terre
et c'est la guerre… Alors qu'il était à deux doigts
de partir faire un show à New York.
C'est après guerre que le véritable talent de Tati éclate.
D'abord acteur chez une des pointures de l'époque Claude Autant-Lara,
dans des films comme Le Diable au Corps ou Sylvie et les Fantômes,
il réinvestit tous ses cachets dans la réalisation,
reprenant son personnage de distrait dégingandé, dans
les films qu'il réalise et dans lequel il joue. Un court métrage,
l'école des facteurs, consacre son personnage de facteur esquissé
dans retour à la terre. En 1949, il sort son premier film,
osé, couillu pour l'époque, Jour de fête qui raconte
l'histoire d'un petit village de l'Indre qui accueille une fête
foraine. Véritable témoignage sur la vie rurale de l'époque,
distillant un gag à chaque plan, inaugurant le style Tati dont
nous reparlerons plus tard, Jour de Fête est remarquable à
plus d'un titre : d'abord il est d'une inventivité sans borne,
avec de vrais gags emprunts d'une poésie quasi-surréaliste
mais techniquement, il découvre un Jacques Tati capable de
plans très esthétiques. De plus, l'histoire de ce film
est remarquable par sa technique même et le manque de chance
de Jacques Tati. Tourné en couleurs (pour la première
fois en France) avec une copie de sécurité en Noir et
Blanc, c'est le film en Noir et Blanc qui sortit à l'époque
car on avait pas trouvé les moyens de faire des copies de la
version couleur, qui ressortira dans la liesse hypocrite du cinéma
français en 1994, soit 12 ans après la mort indigente
de son créateur.
Toute sa carrière, Tati a connu la difficulté pour ses
films, les obstacles. Auteur d'un style "particulier" (quasi
absence de dialogues, longs plans naturalistes, observation entomologique
de ses congénères) le succès public, la confiance
des investisseurs n'a pas toujours été au rendez vous,
ce qui tranche avec son palmarès festivalier : prix du scénario
à la Biennale de Venise 1949 pour "Jour de Fête",
Prix Louis Delluc et prix de la critique à Cannes 1953 pour
"Les Vacances de Monsieur Hulot", oscar du meilleur film
étranger 1959 et prix du jury à Cannes 1958 pour "Mon
Oncle", Tati n'a plus rien à prouver. Son inventivité
est loué partout, Truffaud fait son éloge à chaque
détour de page, son personnage créé dans les
années 50, sorte de Gaston Lagaffe avant l'heure, Monsieur
Hulot, est connu dans le monde entier et sera pompé partout…
Et pourtant Tati a du mal à faire produire ses films. Pourtant,
il a inventé un nombre de trucs incroyables, surtout au niveau
du traitement sonore des films ; L'importance qu'il portait à
la Bande Originale de ses films, ainsi qu'aux effets sonores, partie
intégrante de ses gags bien souvent, est résolument
moderne. Déjà, Jour de Fête avait failli ne jamais
sortir, parce que le producteur ne le trouvait pas drôle. La
faute sans doute à la lenteur de son orfèvre… Plus
d'un an pour la réalisation de chacun de ses films. Tati disait
souvent cette phrase que devrait méditer tous ceux qui souhaitent
faire du cinéma : "Le cinéma c'est un stylo, du
papier et des heures à observer le monde et les gens".
Il mettra ce principe en pratique après la réussite
internationale de Mon oncle… Et mettra dix ans avant de réaliser
son vrai chef-d'œuvre, mais qui signa sa ruine : Playtime.
Playtime est son chef d'œuvre, mais sera un gouffre : tournage
arrêté en cours par manque d'argent, il mettra plus d'un
an pour le boucler. La faute à une nouvelle tentative : le
film est tourné en 70 mm, soit le double du format habituel.
Le résultat est un format filmique géant, avec trois
gags par image, des codes couleurs époustouflants, une mise
en scène impressionnante et une tenue technique d'école…mais
que le public rejettera en bloc, tout comme Traffic, une critique
douce-amère sur le règne de l'automobile, tourné
en 1971.
Tati en 1971 est un homme ruiné, de la faute d'un public ingrat
qu'il avait cru capable de discernement intellectuel et de poésie.
Soutenu par ses pairs du cinéma "artistique", celui
dont Truffaud disait que Tati était le Louis Lumière
des martiens, "qui voit ce qu'on ne voit plus, entend ce qu'on
entend plus et filme différemment que nous" s'éteint
dans la tristesse et la misère il y a 20 ans, en 1982, sans
que personne ne pense à en faire un des plus grands cinéastes
de tous les temps. Pourtant, ils auront été beaucoup,
dans la pub, les films comiques, la bande-dessinée, à
la télévision, à lui pomper sans vergogne et
sans hommages ses gags, ses idées, ses atmosphères.
Quand on regarde les films de Tati aujourd'hui, on est étonné
de la vigueur et l'intemporalité de son propos. Et on ne peut
que vous inviter à les redécouvrir tous, d'autant plus
qu'ils sont tous à des prix modiques en DVD.