Irréversible : éthique et féministe

Le film qui nous concerne aujourd'hui a largement plus fait parler de lui ces derniers temps que n'importe lequel des films sortis dans cette période pourtant faste en matière d'émotion cinématographique que réserve en général la quinzaine du festival de Cannes et ses à-cotés. Pas tant dans les festivals annexes, de la quinzaine des réalisateurs à la semaine de la critique, festivals florissants en matière de qualité internationale, mais qui ne soulèvent pas franchement l'enthousiasme des foules de spectateurs-consommateurs. Non, je parle des films qui font le battage médiatique ; les films en compétition, bien entendu, mais aussi les films du sérail, ceux qu'on emmènent à Cannes pas parce qu'ils sont sélectionné par la main rigoureuse de Gilles Jacob, mais surtout parce qu'ils peuvent engranger les gros euros, qu'ils ont besoin d'une fenêtre médiatique, et que celles de Cannes réputée entre toute comme étant la grand messe du cinéma mondial est l'endroit idéal. Le film dont nous allons parler ce soir a dépassé d'une tête toute cette industrie pour s'installer -confortablement- dans le cosy du film qui fait parler et discuter sur la croisette entre deux punch-coco et un rail de coke, sans naturellement l'avoir vu, la particularité principale des parasites hantant le festival étant principalement de ne surtout pas voir les films, vu qu'on est là pour se faire voir et que ce n'est pas possible dans une salle obscure.
Quel est ce film ? Star Wars ? Non, le deuxième épisode de la trilogie en cours est un chef-d'œuvre, mais il s'est fait quasiment éclipser par les affres du scénario de ce petit film. La palme d'or, alors, le film de Polanski qui fleure bon le consensus général sur une sélection ardue qui aurait mérité plus d'audace ? Que nenni. Vous l'aurez deviné si vous regardez la télé ou lisez les tabloïds, il s'agit du petit film de Gaspard Noé, Irréversible, qui a enflammé la croisette d'un parfum de souffre. En règle général, la croisette aime bien ce petit parfum de souffre qui fait parler. En règle générale aussi, ce genre de films obtiennent des prix : La grande Bouffe de Marco Ferreri, Sous le soleil de Satan de Pialat, Je vous salue Marie de Godard. Mais cette année, alors que le film a certainement drainé le plus de critiques sulfureuses de tous les films de la Quinzaine depuis plusieurs années, rien. Mauvais film me direz-vous. Non. Mais revenons tout de même un peu sur la genèse de ce film, en commençant si vous le voulez bien par son réalisateur, le jeune français Gaspard Noé,.
Gaspard Noé n'en est pas à son coup d'essai. Après un moyen-métrage, Carne, histoire d'un boucher qui pète les plombs filmé très crûment, il réalise toujours avec son acteur fétiche, le très abîmé Philippe Nahon, la suite fantasmé de cette histoire de boucher. C'est le (déjà) très contesté Seul contre tous, filmé avec maestria par un cinéphile qui ne rechigne pas à dire qu'il reluque du côté de l'esthétique punk, tout en gardant les fondamentaux d'un cinéma d'avant-garde qui ne s'est jamais embarrassé de ce que pensait le bourgeois : Fassbinder, Pasolini, Peckinpah, Kubrick. Une histoire sordide de père adultère, sur fond de racisme et de misère sociale, une histoire ou un prologue vous invite à quitter la salle au bout d'un décompte de 30 secondes si vous ne vous sentez pas sur de pouvoir supporter la violence d'un homme frappant à coup de pied le ventre de sa femme, enceinte.
Noé est un provocateur, mais un provocateur talentueux et intelligent, qui fut assistant-réalisateur de Bertrand Blier, et qui maîtrise la caméra. Ainsi, pour son deuxième long métrage, il décide de se colleter à l'un des tabous le plus vivace de la narration cinématographique : le viol. Sur la base d'un projet qu'il a voulu monter avec un couple à la scène et à l'écran, en l'occurrence Monica Belluci et Vincent Cassel, il s'est embarqué, sans oublier de prendre en route un acteur également réalisateur et proche de Blier, Albert Dupontel, dans l'aventure cinématographique de Irréversible, le film qui tint donc le rôle du scandale du festival de Cannes, et qui réussit à battre le record d'évanouissement et de départ outré lors de sa projection, ce qui soit dit en passant est quand même incroyable, si vous me permettez une digression de plus : comment être cinéphile -puisqu'on va au festival de Cannes si l'on est cinéphile, c'est entendu- et ne pas supporter les images que l'on voit à l'écran ? Et pourquoi personne n'a quitté son siège avec pertes et fracas l'an dernier lorsqu'on a choisi de sélectionner un film plus que douteux sur la vie d'Hitler, le nauséabond Moloch de Sokourov ?
Mais revenons à nos moutons. Irréversible, donc. Ce film est avant tout un vrai film expérimental. Avant de parler de l'histoire, il nous faut parler un peu de la technique à la fois scénaristique et filmique utilisés. D'abord, Noé a utilisé un nouveau procédé, appelé super 16, qui en fait permet de tourné en 35 millimètres avec une caméra contenant du 16 millimètres, ce qui a deux conséquences : la bonne, de donner de l'amplitude au mouvement de caméra à cause de sa légèreté, la mauvaise de donner beaucoup de grain à la pellicule, problème qui pourrait être gênant, mais qui n'a ici qu'une importance fort limitée, étant donné que le réalisateur à déjà pris le parti de rendre une copie un peu sale. Mais ce qui a marqué aussi le spectateur, c'est la recherche scénaristique de son auteur, qui a décidé de monter son film à l'envers, c'est à dire en le commençant par la fin, la scène pivot étant bien entendu le viol. Expérience réussi, parce qu'elle déroute bien entendu le spectateur qui se retrouve, si c'est possible dans une situation encore plus hostile aux personnages.
Car dans cette histoire d'homme qui se venge du viol de sa femme (Vincent Cassel, dont les traits grimaçants et les invectives ne sont pas sans rappeler Vince de La Haine) on montre d'abord la vengeance, comme pour nous faire comprendre que l'animalité de la réponse de Marcus n'est que l'exact revers de la violence innommable du violeur. Les passages de scènes en scènes, finalement l'exercice le plus difficile lorsqu'on veut "faire un film à l'envers", puisque les jointures sont cassées, sont matérialisés par une remonté de caméra vers le point lumineux le plus proche, comme si le réalisateur voulait stipuler que la descente en apnée aux enfers devait remonter d'un étage à chaque fois, comme un palier de décompression.
Avant de parler du viol en lui-même, nous parlerons de la scène inaugural, et donc de la fin du film. C'est un peu compliqué à comprendre, mais vous avez intérêt à suivre. Le début du film visionné s'ouvre donc, sur une musique abyssale composé par Bangalter, la moitié des Daft Punk qui se rappelle qu'il a fait un jour de la musique, sur le générique de fin à rebours. Puis on est plongé, après une intro signé de la patte de Nahon, son égérie, dans le film en lui-même, soit dans une boîte homo SM que n'aurait pas renié Pasolini. Cette partie du film est imparable. Noé filme avec exigence une descente d'acide de Cassel et Dupontel dans la violence, comme l'on filmerait une mauvaise descente de drogue dans un endroit ou une techno hardcore rugit, et où les stroboscopes rouges vous aveuglent. C'est très clairement là vers la recherche que se tourne le réalisateur. On distingue à peine les corps et les visages, sauf en de vagues entrechoquements, les lumières vous agressent… Noé nous débarque de son histoire à grand coup de pompes dans le train.
Quand au viol, qui a fait couler beaucoup d'encre, et qui vous met finalement dans des conditions plus hostiles qu'elles devraient l'être à l'orée du film, sachez simplement qu'elle est insoutenable et inesthétique, que c'est voulu, et que si votre grande crainte est de ne pas la supporter, n'allez pas voir le film… Mais que ce n'est en aucun cas malsain du fait de la mise en scène… Puisque de mise en scène il n'y a pas, que le sujet est traité avec dignité : 16 minutes de plan fixes, à 1,50 mètres de l'action, sans ellipse, juste brut .
Mais le pire est à venir, puisque que la suite du film - avant le viol, donc - est marqué au fer rouge par le pivot scénaristique… Et même si certaines erreurs, certains rajouts inutiles arriverait presque à nous faire regretter qu'il n'aie pas plus visité ce passage, la performance filmique est excellente : apaisée, les plan séquence de Noé n'en sont pas moins malsain, peut être plus en réalité. Mais le tour de force est de nous montrer le corps nu de Monica Belluci sans qu'aucun désir ne s'en illustre… Comme si le message était que le désir de la nudité en tant que spectacle, en tant que voyeurisme était déjà le prémisse d'un viol… Le corps des femmes n'est pas une marchandise, semble dire cette fin apaisée, cette Monica alanguie sur l'herbe en une contre-plongée vertigineuse comme un début de film Hollywoodien… Et c'est la fin, une fin qui se termine sur un artifice technique qu'il ne faudra pas révéler… Car les critiques détruisent tout, pour paraphraser cette phrase d'Ovide illustrant la fin du film… Le temps détruit tout.
A voir le film de Noé faire scandale, on ne peut que penser à Blier, car les deux hommes sont des moralistes écorchés… Et à voir ce petit bobo sortir de la salle de projection de Cannes en beuglant au "film fasciste" avant de traiter en bon homophobe bourgeois Noé de "Petit enculé", on ne peut penser qu'une chose : Gaspar Noé a voulu choquer le bourgeois, et il a réussit : le bourgeois a juste changé d'âge.