From Hell : La copie n'est pas l'art

Nous allons aujourd'hui parler d'un film qui est bien sur un petit peu occulté par la sortie pétaradante des aventures de Jamel dansant le Jerk à Ouarzazate, sur une musique de James Brown juste pour le plaisir de ridiculiser Christian Clavier. Une attitude que nous ne pourrons qu'encourager, mais qui laisse un peu pantois, pas du fait de la performance, qui semble tout à fait sympathique, et que nous iront certainement tous voir, mais par les réactions des critiques de cinéma certifié,… Les canards qui snobait il y a peu le Fabuleux destin d'Amélie Poulain se plient en quatre devant Chabat. Bon ça les regarde… Moi aussi j'aime bien Chabat, moi aussi je me poile bien aux blagues, moi aussi j'aime bien Gérard Darmon et Jamel, et je suis sur que je vais bien aimer le film de Chabat, mais de quoi on parle ? De cinéma ou de divertissement ? De cinéma sans doute, et de là à préférer le film le plus commercial de l'année à du cinéma d'auteur qui arrive à rencontrer son public, il y a peut être des grilles de critique qu'il seraient bon de revoir. Mais les voies du snobisme et du parisianisme sont parfois tout ce qu'il y a d'impénétrable, dont acte.

Donc, le film de ce soir, c'est ce qui aurait pu être le carton de la semaine, si Cléopâtre avait eu le nez moins long, c'est bien sur From Hell, le film des frères Hugues, qu'on avait pu découvrir à l'orée des nineties dans un film "Hip-hop", Menace 2 society, où ils avaient su montrer des dispositions certaines à la réalisation. On les retrouve ici dans un film au budget rondelet, pour l'adaptation d'un des cadors de la bande-dessinée américaine du moment, Alan Moore, dont on avait pu lire il y a quelques années l'excellent - et on vous le conseille - "V pour vendetta" dont la noirceur du trait et le découpage des strips était en plein inspiré du cinéma. Attardons nous quelques instants sur Alan Moore simplement pour dire que celui qui fut l'auteur des Watchmens est un fou de cinéma, qui a su trouver dans From Hell, roman dessiné, comme il aime à le dire, l'occasion de se faire adapter au cinéma. Une adaptation aussi fidèle que le permet Hollywood, c'est à dire plus ou moins éloignée, mais dont l'esprit et la noirceur sont parfois fort bien rendu.

En tout état de cause, voilà un film d'une assez bonne facture, mais qui aurait mérité mieux au regard de l'auteur et de son travail qui, je le répète, tient plus du roman agrémenté d'un script, voire d'un story-board, plutôt que d'une bande dessinée au sens classique du terme. Comme vous le savez sans doute, le film des frères Hugues a pour cadre le Londres victorien des crimes de Jacques l'éventreur, et toute la scène introductive est une lente mise en condition dans la saleté et la pauvreté de l'East End. S'il est à déplorer que les frères Hugues n'aient pas plus suivi à la lettre les atmosphères et les découpages de Alan Moore, on ne peut que louer leur travail dans la reconstitution d'un Londres gothique ou se rencontrent les putes, ou déshérités, dans le langage châtié de la noblesse victorienne. Des putes dont la vie ne pèse pas bien lourd, acculées par des souteneurs sans scrupules, enlevé par des hommes en noirs…

Aussi, lorsque l'une d'elles se fait assassiner dans des conditions scabreuses (aorte tranchée, affreusement mutilé au niveau de l'appareil génital, ce que les réalisateurs manient avec talent réunissant le paradigme pudeur/ horreur qui fait en général recette dans ce genre de films à mi-chemin avec l'horreur) on y prète si peu d'attention qu'on confie l'enquète à un inspecteur désabusé et opiomane, le ténébreux aux yeux tristes Fred Abberline, joué par l'inévitable Johnny Depp, qui va illustrer par sa simple présence le principal défaut du film. Johnny Depp ? défaut ? Non, rassurez vous, tout cela n'est pas la faute de l'acteur, qui réussi encore une fois une performance de choix, et traîne sa célèbre lenteur de manière tout à fait probante.

Simplement, chers auditeurs, si vous avez raté les films marquants de ces dix dernières années dans le genre gothique- fantastique, vous allez être servi, car From Hell en est la synthèse, un peu comme si les frères Hugues avaient voulu en sortir une compilation à destination des nostalgiques. En effet, que penser de la prestation de Johnny Depp, après celles des fantastiques "Sleepy Hollow" de Tim Burton ou "La Neuvième porte" de Polanski ? En effet, que penser du tueur, dont nous diront rien pour ne pas tuer un suspense qui s'évapore d'ailleurs assez rapidement, si ce n'est pour dire qu'il a le profil d'un Serial Killer à la sauce d'un Jonathan Demme ? En effet, que penser des effets pesants de la noirceur, si ce n'est que nous en avions vu la plupart dans le fabuleux, et finalement pas si honoré que ça, "Dracula" de Coppola ? Que dire de la prestation de Heather Graham, la belle amie d'Austin Powers, Felicity Bonebez, sinon que son rôle aussi probant qu'il puisse être pour le déroulement de carrière de l'actrice, ressemble à s'y méprendre à celui de Wynona Rider dans Dracula ou de Christina Ricci dans Sleepy ? Que dire enfin de l'atmosphère du film qui lorgne souvent sur l'imagerie cauchemardesque d'un Lynch, sinon que le chef-opérateur de Mulholand Drive, Peter Deming est aussi celui des frères Hugues ? Le problème des compilations, c'est que malgré leur côté fédérateur, l'ensemble manque en général de tenue, surtout s'il ne s'agit que de copies.

Quel dommage, alors me direz vous. C'est vrai que malgré plusieurs scènes époustouflantes, surtout celles où Johnny Depp, dont on n'aura de cesse de dire qu'il envahit littéralement l'écran, se drogue à l'opium où à l'absinthe, rien dans ce film n'est véritablement nouveau. Quel dommage lorsqu'on songe à Alan Moore, qui n'est décidément pas verni avec le septième art, après que le projet d'adaptation des Watchmens soit tombé à l'eau.

Mais ce qui donne surtout des regrets au cinéphile épris de ce genre cinématographique, c'est certainement le rendez-vous à nouveau raté du cinéma avec le mythe de Jack L'éventreur. En effet, ce n'est pas la première fois que Jack the Ripper connaît les honneurs des salles obscures. Mais à part "The lodger", le film de John Brahm de 1944, un petit bijou victorien, ou le Jack the Ripper, véritable défouloir pour Klaus Kinski en 1976, toutes les apparitions du meurtrier anglais se résument aux mieux à des films de série Z kitschissimes où le sujet -l'assassinat de prostituées- donnent lieux à des mélanges cul-horreur. Et au pire à des utilisations hors contexte dans des films gore ou des productions Disney. La seule chose que le film apporte au mythe, c'est la gigantesque théorie du complot, qui est d'ailleurs le ferment du travail méticuleux et gigantesque d'Alan Moore. Une théorie qui aurait d'ailleurs pu être beaucoup plus présente.

Cependant, il ne faut pas noircir le tableau. D'abord, la photo est particulièrement réussie, les allusions à des tableaux victoriens sont particulièrement fines, et certaines scènes sont très enthousiasmantes, comme cette apparition fugace d'éléphantman. Et s'il n'est pas enthousiasmant au regard de l'attente qu'il suscitait, le film des frères Hugues reste un film agréable, où si l'on est pas exigeant, on verra dans les travers mis en avant des hommages appuyés à des maîtres du genre. Si l'on peut regretter que le film ne réussisse pas à s'en départir, il faut tout de même concéder qu'avoir comme background Burton, Coppola, Dryer, Lynch ou De Palma, il y a pire. On regrettera tout de même que les promesses données pendant la première heure du film, avec d'une maîtrise quasi parfaite entre les scènes "en costume" et les délires technologiques d'un univers proche du clip se dissolvent par la suite dans une bluette devenue nécessaire à la production hollywoodienne. Mais au bout du compte, on prendra ce film comme il vient, sans en attendre un chef-d'œuvre, et en espérant qu'un jour un réalisateur empli d'un vrai projet personnel s'approprie Jack l'éventreur pour ce qu'il mérite. Beaucoup.