The Navigators : Loach revient à l'Angleterre

Le film dont nous allons parler ce soir va alimenter la polémique tout au long de l'émission. Non pas que nous allons nous battre pendant des quarts d'heure à la pelle pour savoir si ce film est bon, où s'il ne l'est pas, sa dimension sulfureuse n'étant pas en cause ici, comme pourrait l'être dans l'équipe le dernier film de Nanni Moretti ou la dernière bluette niaiseuse de Meg Ryan. Non, les films de Ken Loach, le plus grand des cinéastes engagés ont une oreille plus que positive, voire amoureuse auprès de tous les animateurs d'Habillé pour l'Hiver. Non, le gros problème encore, sur lequel nous allons centrer notre débat, c'est bien entendu la qualité du service rendu pour 6 Euros dans la salle du Gaumont Melville République dans lequel nous sommes allé voir ce film sur lequel je m'épancherai tout à l'heure. Mais je m'étonne tout de même que les films que nous défendons dans cette émission, qui ne sont pourtant pas les plus abscons ou les moins populaires soient toujours rangés, parqués devrais-je dire dans la salle la plus pourrie de ce triste demi-cinéma, privilégiant d'autres films à la qualité cinématographique plus que discutable ? En effet, pourquoi donner plus d'importance à la vie de moizingues sans intérêt filmé avec un ULM asmathique pour un public d'instituteurs à la retraite et de pensionnés d'EDF ? Parce qu'il fait plus d'entrée ? Pas sûr… Navigators, le fabuleux film de Ken Loach dont il est question a rempli une salle à ras-bord Dimanche, au mépris du confort et en refusant du monde, alors que d'autres salles plus grandes étaient quasiment vide. Alors ? Peur panique d'un sujet par trop politique ? Allons donc… On ne peut pas imaginer la chose possible de la part de quelqu'un qui va ouvrir une salle cofinancé par des collectivités locales dans quelques mois… Une salle qui s'appelait auparavant les clubs, où l'on était certes fort mal assis, mais où les amateurs de Ken Loach était accueillis -pour moins cher- les bras ouverts, et pas parqués comme des lépreux.

Ceci étant dit, et en attente d'en rajouter une couche, il est temps de parler de ce qui nous anime, et en l'occurrence l'amour du cinéma. Sheffield, une équipe prend son thé dans la salle commune de leur dépôt. Dans une longue scène inaugurale, où la caméra de Loach, loin d'être inquisitrice ou psychologique, mais qui choisit déjà son camp, on pose les bases d'un film plus que jamais ancré dans la réalité. Car une fois de plus, le film de Ken Loach ne s'embarrasse pas d'enjoliver ou de rajouter de l'intensité dans un quotidien d'ouvriers anglais qui de toute façon, de par la dureté et l'aveuglement du capitalisme britannique, n'a pas besoin qu'on en rajoute. Relatant l'une des plus grande catastrophe industrielle et économique de tous les temps : la cession à une bande de margoulins des rails de la British rail, la compagnie nationale de chemins de fers, ce que même le gouvernement en place reconnaît comme un erreur grave. Nous allons donc suivre les tribulations d'un petit groupe d'ouvriers gouailleurs qui vont aller ensemble, et selon des trajectoires croisées, jusqu'au bout du paradoxe. Un schéma bien familier des films de Loach, où l'entraide, la fraternité, et l'appropriation offerte au spectateur est pour beaucoup dans le moteur émotionnel du film.

Dans cette salle commune du dépôt, le contremaître apprend aux ouvriers qu'ils ont été cédé à une entreprise privé, que chaque secteur, chaque dépôt est désormais scindé et concurrent. Il demande un peu énervé à tous ceux qui ne sont pas de ce dépôt, de partir, de peur des fuites et de l'espionnage… On sent le contremaître pas convaincu de ce qu'il dit, et ce n'est pas fini, car le nouveau patron, archétype du gros bâtard en bras de chemise, ne veut pas négocier et leur retirent leurs droits, pourtant obtenus de haute lutte. Dès lors, les révoltes, et les déceptions vont se succéder aux scènes absurdes due aux nouvelles circonstances de la vie du rail. Ainsi, la scène de cet ouvrier, habitué à travailler avec un groupe du dépôt devenu "le dépôt adverse", et détenteur de l'appareil de mesure électrique se voit contraint de partir, alors qu'il est le garant de la sécurité. Ainsi, l'un de la bande haute en couleur des "navigators", ayant décidé de partir devant la précarisation de leur statut, et qui est réembauché par une agence d'intérim, et donc avec des émoluments supérieurs, pour travailler avec ses anciens collègues. Comme dans tous les films de Loach, la caméra tend très fortement vers le documentaire, vers l'illustration réelle… Ceci par des artifices qui d'ailleurs n'en sont pas : prise de vue à hauteur d'homme, mouvements de caméra très limité, prise à l'épaule fréquente sur le lieu de travail, mais loin d'être systématique pour éviter la dramatisation… On sent que Ken Loach, qui maîtrise depuis des années sa technique, veut éviter de faire un film de glorification autiste de la classe ouvrière assez peu efficace selon lui dans la période actuelle.

Ce qu'il en ressort, c'est un portrait serein de ces Navigators, avec chacun de ses personnages bien campé, et comme d'habitude inscrit dans leur vie réelle de tous les jours, et à qui on s'identifie assez rapidement. Ainsi le rôle de Stuart, la grande gueule de la troupe, rouquin forte tête et supporter des Sheffield Wednesday, l'une des équipes de foot les plus "ouvrières" de tous le championnat anglais tente de concilier sa vie de famille, et donc le besoin d'une rentrée d'argent régulière avec son amour du travail bien fait, en un mot sa fierté ouvrière, qui lui fait refuser les approximations et l'amateurisme dangereux des nouveaux parangons de la boîte qui les a "rachetés".
Mais le personnage le plus attachant est sans nul doute Jerry, vieux cheminot syndicaliste le plus calme de la bande et à la fois le plus acharné, qui mais les derniers poids de son honneur dans la sauvegarde de la boîte dans laquelle il a toujours vécu. La scène de la pointeuse, à la fois drôle et désespérée, révoltée et sans illusions montre bien -et c'est une scène où d'ailleurs Loach montre avec quelle maîtrise il sait parfois transcender sa réalisation conventionnelle- jusqu'où un patron peut aller lorsqu'il veut humilier son petit personnel. Jerry ira au bout de cette humiliation, contraint, dans les ruines de la solidarité ouvrière rongée par la nécessité de bouffer, de rester seul dans son dépôt, à jouer aux échecs contre lui même - subtile métaphore - pour occuper les 18 semaines qui lui reste "à travailler".

Ce personnage, c'est sans nul doute celui de Rob Dawer, scénariste du film et syndicaliste historique de British Rails, qui a imaginé cette histoire rempli d'amertume dont nous tairons la fin, révoltée et amère comme souvent dans les films du britannique. Pour finir, parlons des acteurs, que Loach a su dégotter, dénicher avec un flair qui ne se dément pas. Hormis bien sur les gueules de prolo Liverpuldiens qu'il nous sert à chaque films, il y a également des nouvelles gueules qui forment la distribution principale du film. C'est dans les troupes locales de Sheffield, dans les cabarets que Loach est allé chercher ses comédiens amateurs, donc plus au courant de la situation, et dont certains ont passé plusieurs mois en intérim sur les rails pour mieux appréhender le rôle. En reste bien sûr une impression de déjà vu, mais comme les Disney pour bon nombre de nos concitoyens, les films de Loach sont attendu comme des cadeaux… A la fin certes connue, au message convenue, mais qui remue les tripes et fais verser des larmes d'indignation. Et qui surtout, continue depuis 30 ans à enfoncer le clou d'une ligne de conduite immuable. Et rien que pour ça !

Ecouter la chronique (544 Ko)