Ernst Lubitsch

Qui réunit Truffaut, Michel Ciment de Positif, et pratiquement tout le gotha du cinéma mondial ? Ernst Lubitsch. Et pourtant, à l'instar d'un Jacques Tati, on ne peut pas dire que ce grand réalisateur allemand né à Berlin en 1892 et mort à Hollywood en 1947 soit encore aujourd'hui l'un des cinéastes les plus en vogue dans la critique moderne et dans l'industrie cinématographique actuelle. Pire, on lui pille ses plus grands succès pour en faire des remakes aux relents d'immondes navets ; la preuve, elle est dans cette horreur que représente "You've got a mail", saillie avec Tom Hanks et Meg Ryan, qui n'éprouve visiblement aucun remord à singer James Stewart et Margaret Sullivan dans le fantastique "Shop around the corner" sorti en 1940.
Tout le cinéma de Lubitsch est pourtant dans cette idée de scénario cocasse tiré d'une pièce hongroise (ce qui n'a pas forcément d'importance, mais c'est à noter puisque c'est le cas également de "Haute pègre" ou "Le ciel peut attendre" deux autres de ses chefs-d'œuvre). Deux personnes se détestent cordialement travaillent ensemble dans une maroquinerie de luxe dans un Budapest d'avant guerre ou le chômage règne. Pour se distraire et échapper à la mélancolie, ils échangent des courriers du cœur avec des inconnus… Mais ils se trouvent que c'est ensemble qu'ils correspondent sans le savoir !
Au-delà du quiproquo de Boulevard de la pièce, le réalisateur agrémente son film d'épices, ce que Truffaut appelait la "Lubitsch's Touch". Car plus que de la simple évocation comique, le film porte en lui une mélancolie, une angoisse sur ce monde qui est en train de sombrer dans les errances de la barbarie.
Réalisateur de film muet, dans son pays d'origine, l'Allemagne, il est venu au cinéma par le théâtre, et c'est sans doute le trait caractéristique de son talent cinématographique. Fils de libraire, il mène d'ailleurs jusqu'en 1918 une double vie, s'occupant de la librairie le jour et se produisant dans des cabarets la nuit. Peut être peut-on même dire que c'est de là que lui vient ce goût prononcer pour l'ambivalence et les situations tarabiscotées… Une vision de la comédie qui nourrira et marquera d'ailleurs l'ensemble de la Comédie américaine. Dans ces cabarets, ce sont de petites pièces teintées d'humour juif qu'il joue. Remarqué par les cinéastes allemands du muet, c'est d'abord comme acteur qu'il entre dans le monde du cinéma. Mais en 1918, plaquant l'entreprise familiale, c'est comme réalisateur qu'il s'illustre ( "Carmen").
Il s'illustre tant en Allemagne qu'on le considère à Hollywood comme le "Griffith européen". Engagé par Mary Pickford, star du muet, pour réaliser un film qui ne verra jamais le jour ("Haddon Hall"), l'actrice pensera comme une insulte ce qui restera pourtant le génie de sa réalisation : " Des portes, c'est un metteur en scènes de portes". Pas mal vu, puisque l'art consommé de Lubitsch, c'est sans aucun doute de savoir avec science distiller les paraboles et les ellipses, et les cuts toujours à propos, les ouvertures toujours réussies…
Spécialiste des comédies "romantiques", c'est dans "Trouble in paradise" le très mal traduit "Haute pègre" que son talent éclate ; De la scène qui se déroule devant nos yeux, on ne voit que des portes qui se ferment et s'ouvrent. Deux pièces dont nous n'aurons pas loisir de voir ce qu'il se passe à l'intérieur. Les protagonistes ? Un voleur, sa compagne pickpocket et une femme qui a engagé le voleur pour l'assurance. Que se passe-t-il derrière la porte ? C'est sibyllin que la luxure y règne. En plein "Code Hays" le code réglementant la moralité au cinéma dans l'Amérique puritaine, Lubitsch livre le film le plus amoral de l'époque… Tout en douceur et en retenue.
Chacun de ses films est un succès à la fois critique et public. "Kiss me again", "le prince étudiant", tous les succès des années 25-35 sont la marque de la "Lubitsch's touch", à base de dialogues piquants et de scènes d'une efficacité remarquable. Exemple de ces dialogues, Miriam Hopkins, dans "Haute pègre" : "L'ennui avec les mères, on s'y attache et puis elles meurent.". Autre grand trait de l'œuvre de Lubitsch à l'époque, c'est l'acuité qu'il a à se moquer des américains, lui l'européen fraîchement débarqué. Sa description des juifs new-yorkais notamment est très savoureuse. Un angle que reprendra d'ailleurs plus tard Woody Allen.
En 1939, Lubitsch, au faîte de sa gloire, signe à la MGM. Auparavant, il aura réalisé son seul film réellement noir, "Broken Lullaby". Pourtant, cette histoire de soldat français qui part en Allemagne pour s'excuser auprès de la famille du seul homme qu'il a tué et qui le prend pour un ami du défunt est un rouage de comédie. Mais le sordide de la situation, les paraboles imparables (l'Armistice sonne alors qu'un blessé hurle dans son lit) en fait l'un des films les plus cyniques de son époque. A la MGM, il aura l'occasion de développer encore plus son cynisme avec son chef-d'œuvre, "Ninotchka". Pamphlet anti-stalinien qui lui vaudra le port de l'étiquette "anti-rouge" et fut à ce titre décrié par l'aristocratie petite-bourgeoise de la critique parisienne soixante-huitarde, Ninotchka est surtout la découverte d'une Greta Garbo somptueuse dans le registre de la comédie. Et ces dialogues, toujours ! Sur les purges staliniennes : "on a moins de russes, mais ils sont meilleurs !".
La politique, il l'abordera avec grandeur dans " To be or not to be", sous le prétexte de l'humour dans cette troupe de Varsovie qui monte le Hamlet de Shakespeare tout en résistant à Hitler. En réalité, un joyau de gravité… Une leçon de résistance, tournée en 1942.
En 1943, il tourne "Heaven can wait", avec Gene Tierney, puis s'éteint en 1948, sans avoir eu le temps de finir "La dame au manteau d'Hermine", qu'Otto Preminger finira pour lui. Notons tout de même avec insistance que celui qui a inspiré les plus grands maîtres de la comédie américaine, les Cukor, Wilder, Hawks et consorts n'aura obtenu qu'un seul Oscar, pour l'ensemble de sa carrière, à quelques jours de sa mort. Honte sur l'Amérique de n'avoir su reconnaître celui dont l'élégance de la mise en scène n'a jamais eu d'égal. Et finissons sur cette phrase, noté sur l'excellent site www.lubitsch.com : Billy Wilder aux obsèques de Lubitsch déclara : "plus de Lubitsch". Et William Wyler de répliquer "Pire que cela, plus de films de Lubitsch". Fermez le ban.