Devdas : La reine, l'alcool, la concubine


Suivre les courants et comprendre les modes des sorties cinéma est partie prenante des objectifs du critique de cinéma. Les devancer est un luxe, les suivre est un postulat, les comprendre est une nécessité… Il y a quelques années, c'étaient le cinéma japonais, après plusieurs essais infructueux ou trop élitistes pour toucher durablement le public qui imposait ses films dans nos cinémas. Il y avait eu Ozu et Kurosawa, mais le lien c'était tari. Depuis, de "Ring" en passant par "Femmes en miroir" ou "Le voyage de Chihiro", c'est le vrai cinéma populaire de qualité et avec une véritable grammaire de cinéma, ce fameux "cinéma intermédiaire" que nous défendrons toujours avec autant de verve, qui s'est imposé et compose le paysage de nos salles. L'intérêt, c'est qu'il ouvre par là-même la voie à un cinéma plus underground, qui nous serai pas parvenu.
Le cinéma japonais est l'un des cinémas les plus importants du monde, mais il n'est en aucun rapport avec le cinéma le plus vivace du monde, le plus productif après celui des Etats-Unis, et qui draine un public hors du monde occidental assez phénoménal, de l'Egypte à l'Algérie, de Bornéo à l'Afghanistan. Et ce cinéma, qui nous était quasiment inconnu jusqu'alors, à part quelques pépites d'un métal brillant mais trop "art et essai", nous arrive massivement par le biais du film qui nous concerne ce soir. Ce film, vous l'aurez sans doute reconnu, il s'agit de Devdas, qui a fait couler beaucoup d'encre et importe dans nos contrées occidental le fabuleux cinéma indien dit de Bollywood. On ne connaissait juste que les joyaux de Satijyavitt Ray, comme "le maître de musique" à la beauté formelle pas encline à soulever les foules. On avait vu "Fire" de Deepa Metha. Au festival du cinéma du sud de Rouen il y a deux ans, mais ce film, pur produit de ce qu'on appelle là-bas "l'Inglish" est trop underground (deux femmes indiennes amoureuses l'une de l'autre) pour indiquer une vraie tendance lourde du cinéma indien. Il y avait eu aussi "Lagaan", véritable coup d'accélérateur du film bollywoodien en France, prix du cinéma du sud cette année à Rouen… Mais son côté un peu trop occidental, sa teneur lacrymatoire convenue en fais plus un produit Hollywoodien que Bollywoodien ! Il y eu aussi "Joue là comme Beckham", film anglais réalisé par un indienne qui sans s'inspirer du style Bollywood en préserva tout de même les longues scènes musicales et prépara le terrain au plaisir du rythme.
Finalement, et bizarrement, c'est un film purement hollywoodien, avec le H qui va bien qui lança le style avec le plus d'ardeur. C'est le foutraque et fort plaisant "Moulin Rouge" de Baz Lhurman au rococo assumé. Film Bollywoodien parce qu'enlevé, drôle et triste à la fois, mais aussi parce que la musique en était le véritable sel. Le cinéaste du film qui nous concerne ce soir, le talentueux et superstar nationale Sanjay Leela Banshali le disait d'ailleurs fort bien dans une récente interview lors de la sortie de Devdas : "Moulin Rouge est un film qui a marché en Inde car il reprend nos codes et notre légèreté". Légèreté… Légèreté de la crème au beurre et des petits choux, mais légèreté tout de même. Tant de signes avant-coureur ne pouvait pas tromper, le cinéma indien était là, et était là pour longtemps… Il ne s'agissait plus que d'un film explosif pour mettre le feu à ce qui restait de poudre. Il fallait pour ça un festival européen de prestige, ça tombait bien, Cannes mélange cinéphilie et ouverture de marché pour ceux et celles "qui le valent bien" (Gong Li est devenue l'une des leurs après des passages cannois… Gageons que Ashwaria Ray la somptueuse -à tout point de vue actrice de Devdas et ancienne Miss Monde franchira bien vite le pas…). C'était la pierre finale à aposer…
Et Devdas arriva, pour lancer avec tout l'excès qui sied au style le Bollywood au pays ou la comédie musicale n'a pas -et je parle ici de musical, entendons-nous, pas des inepties pour Comité d'Entreprises avec des morceaux de dindes chantant par le nez- le succès qu'il mérite auprès des cinéphiles, qui regarde avec mépris les œuvres géniales de Donen, Minelli, Hawks… Et ne considèrent pas cette art comme un plaisir particulier, un luxe discret, un ortolan de cinéma.
A tous ceux qui le considère comme tel, Devdas est un cadeau. En trois heure pile, on passe comme dans le bon vieux temps des fifties hollywoodiennes du rire au larme et du mutin au grave en quelques secondes. On s'étonne de la beauté et de la richesse des décors, on s'arrête sur la grandeur des plans et leur technique. Bref, on aime… Pas toujours complètement, on dénote parfois quelques longueurs, mais on est emporté par tant de bonne humeur et par la générosité des acteurs, par des scènes de danse tourbillonnantes et par une trame confuse et donc longuette mais dont le charme fait mouche de la première à la dernière image, surtout si l'on aime cette musique décidément formidable et les histoires à dormir debout.
Dans cette histoire d’un jeune homme, Devdas, qui rentre d’Angleterre vers sa ville natale, dans sa famille richissime percluse de certitudes sur leurs castes et qui retombe sur son amour d’enfance, Paro, devenue plus belle que la lune, on peut y mettre des tonnes de choses. Les histoires s’entremêlent, Paro est mariée de force, Devdas s’enivre à en devenir loque, il s’éprend d’une courtisane tout en la rejetant, il se fache avec sa belle sœur… C’est tout à fait déroutant, mais c’est très engageant ! Et puis surtout, ça multiplie les tableaux comme une magnifique pièce montée. Le tout sur fond de mythologie indienne.
Certes, il faut bien le reconnaître, Devdas est le haut du panier de la cinématographie populaire indienne. Le réalisateur, Sanjay Leela Banshali est une superstar dans son pays, un peu l’équivalent d’un Scorsese ou d’un Coppola pour Hollywood. Lors de sa venue à Cannes, c’est pour lancer le Bollywood en Europe qu’il est invité. Mais il faut bien comprendre que le film « Bollywoodien » n’a pas la même fonction que le cinéma en Occident, même si des films comme Devdas montre une image très artistique du style. Le cinéma est approché par la culture indienne comme un spectacle multiple, à la manière, et l’on s’y retrouve, des purs joyaux des musicals hollywoodiens. A la fois spectacle de chant et histoires biscornues, il est le sel des voyages en autobus, l’occasion d’un fête, l’entourage est bruyant et la plupart des films sont d’une qualité médiocre et ont peu d’intérêt scénaristique. Pour tout dire, certains films de cette origine sont parfois totalement indigents. Mais Devdas est la preuve qu’un vrai cinéma Bollywoodien de qualité existe.
Prenons la scène de danse entre la belle Paro, la star du film et la belle courageuse (Ashwaria Ray) et la courtisane Chandramukhi, interprétée par la star au 100 films, la diva chanteuse Madhuri Dixit. Très enlevée, nerveuse, avec des mouvements d’appareils époustouflants, la qualité cinématographique est présente et l’histoire de cette scène, à la présence culturelle déroutante pour nous (le mime de l’histoire d’amour entre Bramah et Shiva) change des amourettes de Prisunic des films comme Titanic, qui lorgne vers ce grand spectacle. Et c’est l’occasion unique de s’imprégner du fond culturel d’une région du monde appelée culturellement, comme le Japon en son temps, à prendre une importance grandissante.