This is my moon : Des yeux à embraser un village...


Tous les ans, le mois de Janvier à Rouen est l’occasion d’une porte ouverte sur un cinéma que nous n’avons pas toujours l’occasion de voir, et qui pourtant est vivace et bien souvent talentueux, malgré les codes culturels qui nous le rende parfois rétif : il s’agit bien entendu du cinéma de l’Afrique, un cinéma qui se bat depuis des années pour qu’il soit visible et qui a bien besoin de l’aide de certains cinéphiles passionnés pour qu’il continue à pouvoir avoir le rôle que le cinéma a depuis sa création : témoigner de la vie et de l’histoire des hommes, raconter des histoires de rêves ou de terroir, témoigner de l’horreur et de l’injustice.
Pour sa huitième édition, le festival « regard sur le cinéma du sud » s’est paré de ses plus beaux atours pour nous montrer une sélection de films qui ne se limitent plus à l’Afrique, même si ce continent est le plus massivement représenté, mais s’ouvre à d’autres cultures, à d’autres continents et donc à d’autres cinémas.
De l’Afrique, nous pourrons tout de même retenir « l’Afrance », le pavé dans la mare d’Alain Gomis, qui remet à sa place, à l’instar d’un film que nous avions adoré ici, le mésestimé « Little Sénégal » de Medhi Boucharef, les préjugés d’une Afrique à la culture immuable, et où tous les africains, qu’ils vivent au pays ou ailleurs ont le même sentiment des choses. Dans un film poignant, où le rôle de la France n’est d’ailleurs pas très ragoûtant, expulsant à tour de bras et dans des conditions que les droit de l’homme ne peuvent tolérer, Gomis montre le décalage entre un Sénégalais de France, expulsé de SON pays et qui se retrouve étranger en Afrique. L’Afrance est une réponse pied pour pied à toutes ces fadaises et rien que pour cela c’est un film à ne pas rater. L’Afrance est un film admirable qu’il faut s’empresser de voir, d’abord parce qu’il a été trop rare lors de sa sortie –il est sorti le même jour que l’Astérix de Chabat-, mais aussi parce qu’il a une vraie qualité cinématographique que les multiples festivals dans lesquels il a brillé n’ont pas démenti : Montréal, Venise et j’en passe, festival prestigieux où il a eu bien plus qu’un succès d’estime.
Autres films à ne pas rater dans ce festival, qui est d’ailleurs sur la même thématique que « L’Afrance », c’est le nouveau film du Mauritanien Sissako, « Heremakono », sur un petit garçon qui rêve de partir pour l’Europe. En effet, beaucoup de films du Sud parlent de l’exil, mais quoi de plus normal que de parler du réel quand on tient une caméra. On se laissera cependant tenter par un film Zimbabwéen, « Young Soul Rebel », qui traite de l’homosexualité d’un jeune homme, mais aussi du rêve de deux garçons : monter une émission de radio. Un sujet qui ne pouvait que nous interpeller.
Parmi les nouveaux venus dans ce festival, outre les films brésiliens qui dénotent d’un cinéma plus courant, plus connu de nos yeux. Cependant, tout les amoureux de la musique sud-américaine se devront de faire un halte devant les les écrans de « Saudade do futuro », magnifique documentaire sur les « repentes », sorte de rappeurs brésiliens. Autres nouveaux venus, les films du continent asiatique –pas les japonais, chinois coréens, plus connus, mais les autres- font une entrée remarquée avec plusieurs films exemplaires. Inutile de revenir sur « Lagaan », le film qui avait tant fait parler de lui à Cannes et qui mettait au goût du jour le style « Bollywood » sur nos écrans européens. Le film d’Ashutosh Gowariker est un magnifique pallier pour le cinéma indien, qu’il ne faut pas seulement voir comme kitsch ou comme distrayant, mais avant tout comme un cinéma ultra inventif et à la fécondité impressionnante.
La bonne surprise du festival est la venue d’un cinéma très méconnu jusqu’à lors, le cinéma Sri-Lankais, avec l’un de ses plus prestigieux ambassadeurs, le cinéaste Asoka Handagama. Jeune réalisateur venu du théâtre, il n’en est cependant pas à son premier film. Il avait fait scandale dans son pays avec « Magatha », un film sur la guerre de son pays entre Cingalais au pouvoir et les rebelles tamouls. Avec son film présenté ici, « This is my moon », il en est à son troisième film. Tourné en 2000, « This my moon » est un film remarqué dans des tonnes de Festival, à Londres, à Houston où il a obtenu un prix ou dans des festivals nippons ou coréens. Actuellement victime de censure dans son propre pays avec son dernier film « Flying with one hunt », il montre avec ce film un talent affirmé, même si là encore les codes cinématographiques nous échappent parfois. Nous échappent parce que beaucoup de plans sont fixes, parce que l’action est très délayée… Mais avec un scénario remarquable, il interroge et nous ouvre sur un nouveau langage cinématographique, mais aussi sur la précarité de la vie et la vacuité de certains de nos réalisateurs français prompts à se filmer le trou du cul subventionné.
Revenant sur ce conflit absurde entre Cingali et tamouls, Handagama prend comme trame le destin d’un militaire de l’armée régulière qui se retrouve seul dans un bunker alors que tous ses collègues se sont fait buter au front. Il attend presque paisiblement –ou lâchement, c’est selon les interprétations- la mort lorsqu’une belle jeune femme tombe dans le bunker. Dans une scène presque Burlesque, elle prend peur et le militaire qui s’apprête à la tuer hésite lorsqu’elle se protège dérisoirement derrière sa jupe relevée. Mais il préfèrera abuser d’elle, avant de déserter, et de rejoindre sa communauté où une femme l’attend, dirigé par un moine intransigeant et constitué de pauvres gens, qui n’ont rien d’autres pour vivre que les petits commerces ou la culture d’une terre à l’aridité relayé par les plans du film. Seul problème pour le déserteur, la femme qu’il n’a pas tué le suit. Il est cingali, elle est tamoule, et son arrivée dans la communauté n’est pas aisée. Pris entre le feu de la haine et de la curiosité, du désir et de la résignation, cette femme muette est une poussière dans le moteur de la résignation.
Si l’on reste heurté par la déstructuration de la mise en scène –pas de champs/contrechamps, image fixe embrassant tous les protagonistes d’une discussion- on ne peut que noter la beauté formelle de l’image et surtout le message du film. Certes le film est d’une lenteur souvent désarmante, mais la beauté de certaines scènes, l’appui de la lumière, la mise en scène inspirée des scènes où les hommes se battent donnent l’impression d’un grand tableau. Dans un village où la seule rente pour une femme est de se marier avec un homme qui va se faire tuer à la guerre, être déserteur est déjà la moitié d’un crime. Mais revenir en plus avec une femme de l’autre camp et bafouer ainsi sa propre promise est un fait qui est si peu envisageable que l’ensemble de la communauté en reste désarmé. Il semble naturel de partir à la guerre pour un tracteur, et la seule façon de l’obtenir est de mourir. Un des gradés de l’armée le dit d’ailleurs dans le film « La seule façon de quitter l’armée, c’est de mourir ». Quitter la guerre par amour dans un village sans tracteur est un acte militant dont le militaire lui-même ne semble pas comprendre la portée. Dépeignant cette communauté avec une grande férocité, Handagama multiplie les petites histoires qui, à l’instar de Elia Suleiman dans « Intervention Divine » montre avec un peu d’humour le malaise que la guerre instaure dans cette île qui pourrait être belle et paisible, où l’on pourrait vivre en bonne entente et profiter d’une terre qu’il faut cultiver avec attention pour qu’elle devienne prospère. Ainsi, plusieurs histoires chorales finissent de décrire le village. La plus réussi est sans doute cette rivalité factice entre le bookmaker et le parieur pour une histoire de gain non réglé, alors que ni l’un ni l’autre n’a d’argent.
Premier film de cinéma sur le conflit Sri lankais, « This is my moon » est un film au pacifisme naturel qui défend, comme souvent dans le cinéma de cette région, un féminisme brillant, où la femme, considérée comme un objet par les hommes –les scènes entre la belle réfugiée et les hommes du village sont parfois très dures- sait s’allier à d’autres femmes pour se défendre. La belle tamoule par son obsédante présence est aussi une prise de parti féministe : par son silence et son obstination à refuser les avances des hommes du village –y compris du moine- est une gageure qui force l’admiration des autres femmes soumises aux désirs des hommes dont elles ne seront libérés que par la mort, omniprésente dans le film, qui semble d’ailleurs bouclé par elle, par la crémation d’un des hommes de la communauté et un autre, que l’on voyait partir dans le film, semblant donner encore plus raison au déserteur…
Bref, un film certes difficile, mais remarquable, que l’on a l’occasion de ne voir que dans ce type de festival. Un festival dont on s’étonne qu’il ne soit pas relayé par certaines salles pourtant réputées attentives de l’agglomération Rouennaise.