Trilogie Belvaux : "On ne prête jamais assez d'attention aux gens qu'on croise"


Le cinéma francophone, qui nous avait appris à ronronner pendant quelques années, retrouve parfois, son côté inventif et populaire, à la fois réellement accessible de tous et rempli d’interrogations, de recherche filmique. C’est le cas du –devrais-je dire des- film(s) qui nous concerne ce soir, mais c’est le cas d’une tripotée de réalisateur remarquables, de François Ozon à Philippe Harel pour ne prendre que quelques exemples. Le cinéma francophone est en forme et le cinéma belge en particulier. Nous avions eu l’occasion de parler il y a quelques semaines du « Fils » des frères Dardenne, et nous revenons dans notre pays de cœur cette semaine pour parler d’un autre liégeois auteur d’un projet étonnant qui a eu la chance de faire parler de lui à défaut d’engranger le succès populaire qui lui tendait les bras. Le film qui nous concerne ce soir est plutôt une palanquée de film, puisqu’il s’agit de la trilogie de Lucas Belvaux, les trois films qui sont sur nos écrans depuis 15 jours, « Un couple épatant », comédie de mœurs théâtrale et tendue avec François Morel et Ornella Mutti, « Cavale », un thriller politique pendant européen d’un Coppola et jumeau de Gavras avec le réalisateur himself et Catherine Frot, à qui l’on donne enfin un vrai rôle, et enfin « Après la vie », drame intime sur la came et les divers problèmes engendrés par son manque, avec le surprenant Gilbert Melki qu’on n’avait jamais vu sous un aussi beau jour et la toujours étonnante Dominique Blanc, parfaite dans un rôle de camée.
Car la trilogie n’est pas une suite banale comme « Rambo » ou « le flic de Beverly Hills », mais une véritable œuvre cinématographique pleine, un exercice de style impressionnant de la part d’un réalisateur débutant, qui n’avait auparavant que deux longs-métrages à son actif, « Pour rire ! » déjà avec Ornella Muti en 96 et « Parfois trop d’amour » en 1991. En effet, les trois films ne sont pas des suites, mais sont concomitants, et partent du principe qu’on ne s’intéresse jamais dans les œuvres cinématographiques aux personnages secondaires, qui sont là pour donner du relief à l’histoire. Ici, Belvaux a pris comme prétexte les affres de trois couples pour réaliser un véritable exercice de grammaire cinématographique : exercice de grammaire cinématographique que l’on peut retrouver également dans l’enchaînement des titres. En effet, vous pourrez remarquer que les trois titres forment une phrase, sujet, verbe, complément : Un couple épatant cavale après la vie. Et si l’on peut aisément inverser le verbe et le complément à l’instar du bourgeois gentilhomme, on ne saurait mettre le sujet en fin de phrase. Oui, il faut voir « Un couple épatant » en premier car c’est finalement le plus sadique de tous et une véritable entreprise de manipulation : alors que l’intrigue est très ténue dans les deux films suivants, le « pitch » d’un « couple épatant » est assez maigre : un homme se croit malade et ment à sa femme pour ne pas l’inquiéter. Celle-ci flaire le mensonge et le fait suivre. La cavalcade de quiproquos qui s’en suit ne sert, outre à nous offrir des performances minutées de François Morel, qu’à nous éveiller les sens sur les histoires connexes. On pense bien sur à plus d’une référence pour ce genre d’exercices : Alain Resnais bien sur et son Smoking/No Smoking, mais aussi Kieslowski et sa trilogie « Bleu, Blanc, Rouge », et d’autres, moins évident comme Billy Wilder par exemple, qui, s’il n’avait pas pensé à utiliser le décadrage en trois films, cachait dans ses films des histoires parallèles graves qui alimentait la comédie et multipliait les points de vue… Mais jamais personne n’avait penser à raconter une histoire en insistant dans chaque film sur les ellipses laissées par les autres récits. Surtout, là ou Kieslowski et Resnais avec tout le talent qu’il avaient et la vision incroyable de la rhétorique du cinéma qui était en eux gardait leur style propre pour donner une vision du monde, Belvaux joue sur le style même pour rendre hommage au cinéma de genre, et non au cinéma universel, fait fi des écoles qui contingentent le cinéma pour livrer trois films aux univers et aux langage différent pour finalement une seule et même histoire. Jamais personne non plus n’avait pensé à réaliser conjointement trois films de genres radicalement différents, mais qui raconte en réalité une et même histoire et ses conséquences. Dans une note d’intention, Lucas Belvaux indique que sa grande fierté serait qu’en terme arithmétique ces trois films en fassent en réalité quatre, c’est à dire qu’ils soient suffisamment interdépendant pour que dans notre tête le cheminement se fasse au point que nous puissions réaliser nous même une synthèse des trois ; que nous puissions faire nous même un montage savamment personnel. Pour cela, il a rajouté une inconnue à sa réalisation foutreusement arithmétique : ce sont trois monteurs différents qui ont fait le travail, trois monteurs « de genre » qui ont su insuffler leur savoir faire à l’auteur : Valérie loiseleux pour « un couple épatant », Ludo Troch pour « Cavale » et Danièle Anezin pour « Après la vie ». Pour les problèmes de lumière, les scènes ayant été tourné en même temps, il fallait un lumière neutre : c’était aussi un autre défi. La gageure semble réussir, et c’est grâce à l’application rigoureuse que met ce cinéaste élève de Chabrol à utiliser chacun des genres pour nous présenter à fond les personnages. Il s’agit bien ici de grammaire du cinéma, car si les plans sont très étudiés, on peut reconnaître dans les quelques scènes communes une application à différencier les points de vue, à nous donner à moudre les différentes visions de la vie de tous les personnages. Lucas Belvaux le réitère dans sa note d’intention : « La vie est drôle. La vie est dure. La vie est triste. La vie est belle. Mais pas forcément en même temps. »
Pas très loin d’un processus marxiste, où « l’existence déterminerait la conscience », et où, quelque part, l’interdépendance des personnages serait une microsociété recrée. Marxiste non pas dans la démonstration mais dans la façon d’aborder les relations de société et l’engagement. Dans la façon de dépeindre aussi un monde où ceux qui ont des problèmes se battent –cavale- ou laissent tomber –après la vie- et ceux qui n’en n’ont pas s’en créent –Un couple parfait-. Ainsi, dans « Cavale », qui est l’axe central du film, la cavale de Leroux, activiste révolutionnaire, change la vie radicalement de son ancienne camarade en réapparaissant dans sa vie. C’est d’ailleurs ce qui fait évoluer toutes les situations. Ce que Belvaux veut nous dire en bon élève de Chabrol, c’est que par la connaissance de la vie de tous les personnages qu’on peut comprendre l’entièreté d’une situation. Leroux dans un couple épatant semble à la fois étrange et inoffensif, ce qu’il n’est pas. Le point commun entre chaque film est bien évidemment le lien entre les trois femmes, qui travaillent toutes dans le même collège. Mais ce sont les hommes qui sont les clés de l’intrigue : ainsi, si Leroux le terroriste est le déclencheur des intrigues –sans lui, pas de quiproquo dans le chalet, pas de garde à vue, pas de problèmes de drogue-, c’est Manise le flic qui est le centre du triptyque, puisque même si il n’est pas ou peu présent dans Cavale, c’est son histoire peu ragoutante qui fait passer d’un film à l’autre, et qui lie les histoires, et nous fait découvrir un Melki qu’on ne soupçonnait pas dans les rôles pourris qui lui avait échu auparavant.
Encore une fois, si votre budget est limité, jetez vous sur Cavale, car c’est à n’en pas douter le film le plus impressionnant. Très influencé par Bresson dans sa façon de filmer, certaines scènes sont un vrai plaisir de réalisation, comme cette scène hommage à la résistance sous toutes ses formes, lors de la fusillades place des martyrs du Vercors, où le parallèle entre le combat de Leroux et ses glorieux aînés est clairement marquée. Mais aussi parce que si vous êtes fous amoureux du polar, vous y retrouverez au cinéma l’école du polar à la française des Pouy et autres Daeninx, et c’est une grande première.
Bref, une véritable expérience de cinéma populaire qui fait vraiment plaisir à voir et qu’on ne saurait trop que défendre.