Le Fils : Cinéma des visages, vérité des regards


- Personne ne ferai ça
- Je sais
- Pourquoi le fais-tu, alors ?
- Je sais pas
Ca vous arrive comme un coup de poing dans la tronche, après un balai halluciné de caméra. Le film qui nous concerne ce soir, ainsi que celui que nous allons évoquer en exergue est un joyau d'un style cinématographique rare qui compte peu de zélateurs, mais dont les films sont des coups de poings qui vous tournent la tête au sens strict du terme. Un style cinématographique qui se veut coller aux personnages, si possible loin des canons d'acteurs sortant des écoles d'élevage dramatique. Un genre dépouillé qui veut révéler la crudité, voire la cruauté de l'histoire. Un genre épileptique et nerveux, qui fait sortir les larmes ou les couteaux, les poings et les drapeaux, bref, du cinéma du réel qui ne s'empèse pas dans la vacuité de l'esthétisme pour l'esthétisme, sans souci du sujet qu'il porte ou du rôle social -car toute œuvre d'art ou prétendu telle a un rôle social- qu'il soutient. Et même mieux, réinvente un esthétisme différent, à coup de serpe et de hache, bûcheronne un style d'image où le reportage n'est pas loin, où le témoignage et la démonstration sont omniprésents. Parmi ces visionnaires : Ken Loach, Chris Marker, Richard Leacock, Bruno Dumont, les frères Dardenne mais aussi Agnès Varda ou Guédiguian… Et le petit nouveau, dont nous parlerons en quelques mots tout à l'heure, le néophyte Paul Greengrass, heureux co-titulaire de l'Ours d'Or de Berlin en 2001, avec le fantastique "Voyage de Chihiro". Un cinéma-vérité "inventé" si l'on peut dire par Leacock en 1954, avec son documentaire "Jazz Dance". Un cinéma inspiré de la photo et notamment de Cartier-Bresson, et surtout un cinéma reprenant les méthodes du documentaire en mettant la caméra à l'endroit le plus naturel pour la porter : l'épaule. Un style qui a rénové par d'autres voies le "Réalisme social" de Carné et Clément…
Nouveau dans ce style, le cinéaste irlandais Paul Greengrass a réalisé un film poignant sur le massacre de défenseurs des droits civiques irlandais lors du fameux Bloody Sunday du 30 janvier 1972. Greengrass respecte les préceptes du cinéma-vérité et pousse même plus loin les retranchements du style. Tournoyant littéralement autour des personnages, préférant les corps aux attitudes, il fait de son film une telle impression de réel qu'on se croirait à l'intérieur même de cette manif où l'armée anglaise avait tiré sur la foule. Prenant le parti pris de rendre objectivement la vérité, et de laisser la parole aux deux parties, Greengrass s'éloigne du cinéma de Ken Loach que son origine britannique nous avait naturellement donné l'envie de l'en rapprocher, mais Loach est avant tout un subjectif démonstratif de génie. Mais le montage en reportage classique offre d'autres ouvertures : d'abord celle de dénoncer objectivement le massacre, mais aussi de se permettre des petites trouvailles de forme : par exemple, la manif lors de la charge des paras. Ce n'est pas à l'épaule que Grenngrass la filme, mais au pas de course, à la hauteur du genou… Résultat, un brouillard indescriptible, mais aussi un rendu réel d'une charge. On pourra légitimement se poser la question du réel pour le réel et de sa vacuité. Ici, Greengrass atteint parfois les limites que la mise en scène parfois, repousse. Ici, Greengrass s'offre un acteur tutélaire qui il joue les leaders de manif, le talentueux James Nesbitt. Mais il ne s'en sert pas assez pour faire plonger le style de reportage en film de cinéma. Un film cependant incroyablement bien fait, d'où l'on ressort rageur.
Le Cinéma vérité a donc besoin d'un vrai travail d'acteur comme peut en fournir Olivier Gourmet.
Ne voulant plus longtemps vous faire attendre, il me faut vous dire, avant toute autre explication de courir voir "Le fils" des frères Dardenne. Peut être me maudirez vous pour toujours de vous avoir envoyé voir un film où les dialogues sont si rares que le préambule de cette chronique doit en représenter le dixième, mais vous vous rendrez compte bien vite du bol d'air, de l'incroyable liberté des réalisateurs belges.
Les frères Dardenne, vous les connaissez certainement pour leur précédent opus, le fameux film qui fit trembler Cannes en 1999, le sublime Rosetta, qui fit découvrir le talent d'une jeune première rageuse : Emilie Dequenne. Chroniqueurs glauques de la misère du nord de l'Europe, misère sociale et affective, acclimatation impossible à la consommation, les frères Dardenne repartent dans un film qui se veut dans l'exacte droite ligne de Rosetta. Excellent directeurs d'acteurs, les Dardenne offre avec "Le fils" un rôle sur mesure à celui qui est sans doute l'acteur francophone le plus époustouflant actuellement : Olivier Gourmet, juste vainqueur de la meilleure interprétation masculine à Cannes pour ce film. Olivier Gourmet, qui a donné sa stature aux Dardenne dans tous leurs films : patron ignoble dans "la promesse", commerçant dépassé par la rage de son employée dans "Rosetta"… Et enseignant artisan rédempteur dans "Le fils". Cette rédemption dont on se dit qu'elle aurait tant été à Rosetta autant qu'elle va bien à Francis, joué par le jeune Morgan Marinne, acteur Dardennais par excellence. Les Dardenne qui ont résolu le problème de la mise en scène par un travail rigoureux de répétition avec l'acteur qui doit mener et surprendre la caméra.
Cinéma de la tension, "Rosetta" et "Le Fils" se retrouvent dans la mise en scène incroyable mue par le talent de direction d'acteur des réalisateurs. Ainsi, l'acteur ne suit pas la caméra comme il est de coutume, mais c'est réellement l'acteur qui guide le plan, et donne le ton à la mise en scène. Le jeu esthétique se joue ensuite sur le point et la profondeur de champ et le cadre est comme une traque, une prise de pouvoir de l'épaule du protagoniste par l'épaule du réalisateur. Un corps à corps. Une rudesse de l'image. La seule différence est que la rage de Rosetta donnait l'image d'un long Travelling désaxé, alors que "Le Fils" est le cinéma de l'esquive, des tournants, des crochets. Cinéma tendu mais sans suspens déplacé, juste une angoisse renforcée par l'absence de musique ou d'aménagement sonore, et une aridité des corps .en action.
Pas de musique ? où peut-être justement la plus naturelle de celle-ci : celle du travail, de l'atelier : la scie sauteuse de la menuiserie, la meule de soudure, le marteau, le souffle coupé d'un effort. Des chaussures de sécurité qui claquent. Olivier est un menuisier qui enseigne dans un centre, gros ours derrière de fortes lunettes qui scrute l'amour du bois. Il refuse un apprenti et l'épie, regard inquiet et déjà débordant de sentiments épars. Hors des coups d'œil d'Olivier, on ne voit rien : l'apprenti éconduit est une ombre. Jusqu'à un revirement suite sans doute d'un autre choc, amoureux celui-là, son ex femme vient lui annoncer la naissance d'un enfant qui n'est pas le sien. Il accepte alors le jeune Francis et le suit partout. Va chez lui en douce. On apprend que le jeune Francis est le meurtrier du fils d'Olivier. Et pourtant Olivier va le prendre sous sa coupe, comme pour exorciser le malheur et sans doute par amour de l'Homme. Mais attention ! point de sensiblerie dans ce film. On ne racontera pas la fin -y a t il d'ailleurs une fin- de ce film sans allégorie déplacée, mais on ne pourra qu'insister sur son côté salutaire. En cette période de tout sécuritaire et de violence sociale, un film qui prône la formation et la chance donnée comme méthode d'insertion est un bol d'air, fut il vicié.
Car il l'est, vicié. Les sentiments d'Olivier sont -on le comprend- double : à la fois Haine et Miséricorde, Protecteur et Violent… Il se créé entre les deux hommes une relation incompréhensible, qui se traduit chez Olivier par un besoin d'explosion. Les scènes de voitures sont époustouflantes : le talent de Gourmet est de faire passer corporellement ses expressions : dans les yeux bien sur, mais y compris dans la nuque et surtout dans le souffle, omniprésent comme s'il n'était que ce qui raccrochait ce père meurtri à la vie. Deux scènes d'anthologie cependant : celles où les deux hommes s'apprivoisent autour d'une friture : Les mâchoires de Gourmet concasse le sandwich comme un pur concentré de haine, mais c'est son amour du travail qui le raccroche à Marinne. Et puis la scène du Baby-Foot dans ce rade paumé de Seraing, où la confrontation des deux hommes est un corps à corps rude et violent.
Plus stable, le cadre est cependant plus violent que dans Rosetta. Si nous bénéficions ici de plusieurs plan fixes, les frères Dardenne ne dérogent pas et c'est à l'épaule qu'il filment. C'est donc avec des soubresauts violents que les close-up s'expriment. Et comme le disent eux même les frères Dardenne, Le travail est la traduction dans le corps des états affectifs des personnages.
Un vrai chef-d'œuvre.