Le Pianiste : Commercial et décevant



La Palme d'or à Cannes est toujours le sujet de bien des controverses et chaque années, il fait son lot de déçus. La claque fut grande pour bien des cinéphiles à courte vue lorsqu'il y a quelques années, Cronenberg remit la Palme à Rosetta, le fantastique film des frères Dardenne. Les autres exemples sont légions, mais j'ai choisi celui-ci à dessein, peut être parce que c'est finalement la dernière année que Cannes remettait le prix majeur du cinéma actuel à un film qui le méritait vraiment et véhiculait un vrai message ainsi qu'un langage cinématographique, une vraie force et une émotion rageuse et sans artifice.
Depuis, c'est l'entertainment, ce grand ennemi du cinéma, poussé par ces marchands du temple qui le valent bien, qui a repris, en plus de la chorégraphie des marches, le palmarès d'un festival dévoyé. "Dancer in the dark" est un grand film, mais le mélo, déjà, sourdait. Quand à la suite, de "La chambre du fils" de l'épouvantable Nanni Moretti au film qui nous concerne ce soir, le très décevant et mièvre "Le pianiste" de Roman Polanski, on ne voit que de la fibre lacrymale à bon marché comme argument cinématographique à la remise d'un prix, ce qui paraît bien triste au regard des glorieuses années du festival azuréen et de la sélection rigoureuse de Gilles Jacob et de ses affidés. Autre piste de réflexion, Cannes n'est plus devenu qu'une remise de chrysanthèmes, un prix Nobel de Cinéma, une assemblées de vieux académiciens chenus qui n'accueille en son sein que les réalisateurs à la longue carrière dont jamais aucun film n'avait obtenu ce visa pour le box-office. Ainsi Moretti et Polanski, l'année prochaine Almodovar ou Ruiz… Mais plus jamais on ne verra un jury intrépide donner sa chance par la remise d'un prix à un film "invisible" de par les circuits habituels, plus de palme d'or pour des futurs Kusturica, Imamura, Soderbergh, tous ceux dont les films n'auraient pas eu le même retentissement si le jury ne les avaient pas distingués, parce que pas assez glamour pour ceux dont le cinéma n'est pas une œuvre d'art mais un investissement qui se doit d'être rentable pour pouvoir être vu. Le "consensuel", mot horrible lorsqu'on parle d'art, est le cheval de Troie du "commercial", mot moins politiquement correct dans les dîners d'après remise des prix, lorsque les "critiques" publicitaires s'étranglent de petits fours en causant des films que nous ne verront pas et qu'ils gardent jalousement, de peur que leur savoir s'ébruite.
Entendons-nous bien, "Le pianiste" n'est pas une merde. Il relève simplement d'une conception artistique entièrement basée sur le budget et la non-aspérité de son discours. Première surprise, le film se passe à Varsovie, en Pologne. Et tous les acteurs du film, du plus riche bourgeois au plus prolo des protagoniste parle un anglais parfait… Sauf les Allemands ! On pourra s'étonner de ce choix très gênant, qui ne constitue en rien un choix artistique, car le film semble comme doublé, mais un véritable choix commercial. Idem, le choix de Brody, un peu "juste" pour un tel rôle, limite endive moite pour tout dire… Il y a quelques années Polanski imposait aux américains des acteurs français (Le locataire, Lune de Fiel) et jouait l'intraduisible avec une star américaine pour faire la nique aux américains. Ce temps est visiblement révolu. Peut être Polanski voulait témoigner de ce que les juifs vivaient dans le ghetto en cette terrible époque peut être se voulait-il universel dans ce témoignage et qu'il a pensé que cette universalité passait par l'anglais et la super-production. Il y réussit pendant une heure et se plante sur toute la ligne pendant une heure et demi par la suite… Dommage car maintenant, en plus affublé de cette Palme, le film est bien parti pour filer dans la catégorie "référence" des critiques bien-pensant. Mais surtout dommage pour Polanski qui avait pour cette période beaucoup plus à apporter… D'autant plus qu'il le montre de manière étincelante dans la toute première partie.
On sait que Polanski a vécu quelques années dans le ghetto de Cracovie, et qu'il en retire nécessairement des hantises. Aussi, ce film lui tenait à cœur , comme on peut bien l'imaginer. On sait également qu'il y a quelques années, en rupture de ban à Hollywood depuis des évènements tragiques de la période hippie, mais aussi et surtout depuis "la jeune fille et la mort", jugé trop politique et noir, Polanski avait refusé -grand bien lui en fasse- la soupe sentimentouille de la bonne âme Spielberg, "La liste de Schindler"… Résultat, le créateur d'ET avait accouché d'une œuvre pédagogiquement inquiétante, où certes la Shoah n'est pas contesté (encore heureux…), mais où le rôle d'un allemand (et pas n'importe quel allemand, car il y a eu des héros et des combattants de la Liberté, mais certainement pas dans cette classe sociale), Schindler, est célébré et enjolivé, le passant pour un "juste", sauveur de juifs. Mais qui était Schindler ? Un industriel friand de main d'œuvre gratuite et corvéable à merci, puisque sauvé de la mort par leur futur maître de servage. Quelle justesse y-a-t-il, quelle mansuétude trouver dans l'acte intéressé d'un entrepreneur qui fait planer le spectre de la mort pour garder en temps de guerre une production convenable, à vil prix ?
Et pourtant, alors que Polanski avait eu le courage de refuser une œuvre de mémoire qui se sciait les bras mais qui lui aurait réouvert en grand les chéquiers des majors Hollywoodiennes, il produit sa propre œuvre qui se termine dans un jugement du même acabit.
Et pourtant quel début ! Seul Polanski, peut être seul quelqu'un qui a vécu ces évènements de l'intérieur du mur pour filmer l'indicible. Ainsi, les images à la fois froides et hallucinées qui font toute la première partie du film : les corps pourrissants dans le caniveau, les assassinats de sang-froid des barbares nazis… Mais aussi les débuts de réponses politiques de la frange radicale du Bund polonais dans le ghetto, l'espoir de fer des populations, que pourrait résumer par cette citation de Bernard Lazare dans "Le fumier de Job" : "Chaque fois que le joug était plus dur, ou quand l'âme, lasse de souffrir, trouvait dans un temporaire repos la force de s'élever, chaque fois on était prêt à écouter le Messie et chaque âme mettait en lui ses espoirs et ses rêves", mais aussi une position plus proche de celle décrite par Primo Levi dans "Si c'est un homme", celui d'un désespoir profond et d'un sentiment d'abandon, représenté par le frère du héros.
Mais voyez-vous, ce qui pêche, c'est justement le héros… Qu'il soit fantomatique dans une ville de fantôme, rien de plus normal… Mais pourquoi avoir fait cette seconde partie qui fait devenir l'intrigue un bâton de guimauve digne de la "Liste de Schindler 2" ? Szpilman, le héros, est un pianiste à succès… et profite de son renom pour sortir du ghetto grâce à des relations polonaises chrétiennes. Pourquoi le cinéma a besoin, pour les bienfait du commerce de toujours donner une échappatoire ? Pourquoi vouloir parler d'un coup des rares polonais "justes" de cette époque et ainsi polluer le vrai sujet, la vraie motivation de l'auteur, ça se sent à chaque plan, soit le ghetto ? Quelle force eut le film si Polanski avait eu le courage de ne pas verser dans le consensuel et de trouver un héros qui serait mort sur les ruines de l'insurrection, victime de la barbarie et de la lâcheté plutôt que d'en faire un morne spectateur aux joues creusées ! Pourquoi à-t-on décidé que la souffrance solitaire est plus cinématographique que l'élan collectif, même vain ?
Quelle insupportable déception ! Insupportable parce que Polanski est polonais, bref européen cultivé censé s'adresser à des gens pour qui 1933-1945 ne se résume pas à Pearl Harbor. Toute vraie que fut l'histoire de Szpilman, son récit est un brin fallacieux, et ne prend pas ses responsabilités face à l'Histoire: Szpilman est est sauvé par un allemand. Soit. Mais c'est bien le problème. D'abord parce que cet allemand n'est pas de la valetaille de première ligne. C'est un gradé, signant des papiers, qui a sans doute déporté, assassiné, rasé. De plus, si Szpilman avait été maçon ou arpenteur, ce nazi en question l'eut sans doute abattu. Il ne doit la vie qu'à son art, et le nazi ne le sauve qu'à ce titre. C'est dangereux. C'est même très dangereux car cela sous-entend qu'il y a pour Szpilman une rédemption du fait de sa condition. Ca rajoute du grain à moudre aux nazillons en chambres et à certains furieux fondamentalistes qui sévissent en Israël et qui font eux la différence entre Shoah et Holocauste, soit entre le massacre barbare d'un peuple (Shoah) et le sacrifice volontaire des mauvais (Holocauste). Ce qui s'est passé c'était bien la Shoah !
C'est rageant parce que je suis sur que Polanski ne voulait pas de cette mièvrerie dangereuse. Mais que sa nécessité de vouloir témoigner s'est heurtée à un budget. Cela pose une autre question : Egoyan s'est planté sur l'Arménie ; Stone s'est planté sur le Vietnam, Polanski s'est planté sur la Pologne… Et la question qui finira cette chronique : est ce qu'un réalisateur qui a vu l'horreur peut réussir sans se perdre à filmer l'horreur ?