Fahrenheit 451 : Feu et Glace

 

Soit le film le plus étrange d'un des plus grands réalisateurs du siècle précédent, un film qui interroge et qui sonde encore avec une terrible acuité les craintes et les dérives qui pourrait nous mener à remettre en cause le fondement et le ferment de notre société et de notre culture : le Livre.
Lorsqu'il envisage de faire ce film, François Truffaut n'a pas encore réalisé le film qui va faire de lui une star, Jules et Jim. En fait, le critique devenu cinéaste rêvait de faire un film sur les livres, mais n'avait pas d'idées précises quant au scénario qu'il allait développer. Et c'est après avoir réalisé son film le plus connu, dans lequel jouait déjà celui qui incarne ici le pompier Montag, Oskar Werner, qu'il entreprendra de réaliser ce film étrange. C'est en fait lors d'un discussion avec un ami, qui, au contraire de Truffaut, aimait la littérature de science-fiction, qu'il va découvrir ce roman de Ray Bradbury qui traite d'une société Totalitaire, où les livres sont brûlés et les lecteurs traqués (451°Fahrenheit étant la température "idéale" pour la combustion d'un livre).
Fahrenheit 451 est une œuvre à part, à la fois dans la carrière de Truffaut mais dans le cinéma mondial pour plusieurs raisons, que nous allons essayer de détailler. La première est sans doute ce pari étonnant que représente pour un auteur l'envie de faire un film de genre d'un genre qui lui est étranger.
Seul film de Science-Fiction du réalisateur des "400 coups", il se paye le luxe d'être un film intemporel et un référence du genre, puisque des réalisateurs comme Terry Gilliam, dans "Brazil", s'en inspire directement : prenez la scène de la leçon de maquillage, et vous trouverez les allusions directes. Mais surtout, Truffaut ne s'embarrasse pas du fatras des allusions et des citations aux monstres du genre. Il arrive comme vierge dans ce genre et ne cherche pas à marquer où à donner la leçon comme a pu le faire Kubrick avec "Orange Mécanique" ou "2001, l'odyssée de l'Espace", avec le talent que l'on sait. Démarche si différente, mais tellement marquante d'un réalisateur qui se définissait avant tout comme un critique de cinéma passé à la réalisation. On retrouve à chaque détour de plan ce qui a fait le "style" Truffaut ; plan extrêmement dépouillé, mise en scène austère mais efficace, montage sans fioriture mais avec quelque détours poétiques, comme lors des scènes d'autodafé, où le réalisateur s'est amusé à soigner ses plans, à jouer avec l'esthétisme des flammes qui tranche avec la cruauté d'un acte tel que l'incendie volontaire d'une bibliothèque.
Car c'est le point caractéristique de cette œuvre, le détachement quasi sadique que porte Truffaut à sa réalisation, cette douceur un peu cynique des images qui finalement renforce d'autant plus la sensation d'horreur et de malaise face à cette dictature qui refuse l'écrit au nom de l'égalité. Car finalement, dans cette vision de Bradbury d'un monde totalitaire sans écrit, on se retrouve, génération du XXIème siècle, à quelques inquiétants détails. C'est ce que Truffaut apporte de mieux à l'œuvre du romancier américain, et , par la bande, au genre Fantastique. Nous sommes en 1966 lorsque Truffaut réalise Fahrenheit 451, c'est à dire à l'aube de la représentation moderne de la Science-Fiction à l'écran, et c'est certainement l'une des premières fois où le futur, fut-il proche, est décrit avec une impersonnalité, une atonalité qui nous permet d'y mettre ce que l'on veut bien y trouver. Bien sur, il y a des pistes. Le système abêtissant du pouvoir, dont les seules publications sont des photos et des BD sans textes, dont la télévision, objet d'image est le prétexte à tous les mensonges. Un système si cynique que ce sont les pompiers, un vocable utilisé à mauvais escient qui allument les feux. L'allusion au pompier pyromane est bien sur un miroir de notre propre société, renforcé par ces murs-écrans, en 1966 certainement impressionnants, mais pas si différents de nos télé actuelles. Mais aussi le lieu de vie de cette société : les immeubles pourris, les terrains sales, les peintures sales... Une vision pas si moderne, puisque déjà présente dans nos vies ! Et qui renforce encore plus l'idée terrifiante que nous avons peut être déjà un pied dans cette inhumanité. Le tout filmer avec la légèreté de quelqu'un qui se pourlèche finalement cyniquement les babines de la leçon qu'il est en train de donner, de cette modernité finalement préhistorique, avec ses pompiers de pacotille au casques imbéciles mettant le feu à une société déjà entrain de brûler.
Le détachement, on le doit, selon les propres dires de François Truffaut, à l'intime engagement du réalisateur dans la non-violence. Il avait en tête de faire un film très dur, et c'est un film d'une douceur malsaine qui s'en dégage. Mais l'explication est un peu courte : l'inhumanité de la situation ne peut qu'entraîner le sentiment que l'on ressent. Car tout est inhumain dans ce film, de la répression furieuse des autorités à la condition courageuse mais intenable des "hommes-livres", ceux qui recueilleront le pompier Montag passé courageusement à "l'ennemi" du système.. Inhumain parce que leur vie se résume à la perpétuation de la connaissance. Et que cette perpétuation, si tant est qu'elle est possible passe par une phase autiste, finalement pas plus enviable, bien que plus romantique : l'apprentissage par cœur de livres entiers. Note d'humour et d'espoir désabusé, bien dans l'esprit du réalisateur, puisque c'est une vraie marque de fabrique : chacun porte le nom du livre qu'il a appris, perd sa propre identité au nom de la sauvegarde de la culture. Et s'il est plaisant de voir un jeune garçon "être" les Chroniques Martiennes de Ray Bradbury ou une jeune fille rougissante "être" les Réflexions sur la question juive de Sartre, même s'il est fort émouvant de voir l'espoir renaître dans ce jeune garçon qui accepte la transmission de savoir de son grand père moribond, on ne peut que constater que ces courageux ermites ne sont pas plus heureux et le seront peut être plus, contraint à errer et à se répéter sans cesse leurs lectures, sans communicabilité. Impression rendue parfaitement par cette magnifique scène finale.
La seconde raison qui en fait un film à part, c'est très certainement une raison qui en revient au détachement de Truffaut, le fait que ce soit le seul film en langue étrangère du réalisateur. En fait, Fahrenheit 451 est tout bonnement l'un des premier film européen. Tourné en Angleterre au studios Pinewoood, en langue anglaise et avec une équipe du cru, on sent que Truffaut ne maîtrise pas toujours tout. C'est presque un bien pour le propos du film, qui se doit d'être impersonnel. La brouille intervenu au moment du tournage entre Truffaut et son acteur Oskar Werner, acteur autrichien ne fait que donner un peu plus cette impression.
On note d'ailleurs avec quel détachement Werner joue le rôle de Montag, que l'on sent dépassé par des questions philosophiques que son métier de pompier pyromane n'aurait jamais dû amener à soulever. Le travail des acteurs est impressionnant. On vient de parler de Werner, brillant, mais il serait inconvenant de ne pas parler de Julie Christie, brillante actrice anglaise que l'on a pu voir également dans "Docteur Zhivago" (mouaiff…) et qui joue un époustouflant double rôle dans ce film : celle de la femme de Montag, zombie sans humanité, shooté aux calmants et aux excitants, abruti devant sa famille télévisuelle et pleutre dénonciatrice des lectures de son mari. Mais aussi le rôle de Clarisse, l'élément déclencheur de la fièvre du pompier, institutrice mutine et libérée, mais finalement tout aussi inhumaine dans son inadaptation.
On ne saurait que trop conseiller à tous fans de SF de se procurer à tous prix la fabuleuse édition DVD de ce film que MK2 a sorti au mois de Juin 2002. Une édition qui réjouira ceux qui sont passionnés de SF, mais aussi les aficionados de Truffaut, parce que le maître est divinement servi : interview de Pierre-André Boutang, d'époque, lecture du journal de tournage, interview des acteurs… Une somme, que l'on vous conseille que trop de consulter.