Octobre 2001

La Chambre des officiers


Le film dont nous allons parler ce soir est un fait rare dans l'histoire du cinéma français, puisqu'il permet de se retourner sur une époque noire de l'histoire de France. On aurait pu parler de La question de Laurent Heynneman, un film de 1976 actuellement ressorti dans les salles, qui traite de la Guerre d'Algérie, mais on ne nous permet pas de le voir dans l'agglomération Rouennaise, certains gérants de salles n'ayant que faire du cinéma et se comportant comme de simples banquiers.

Qu'importe, puisqu'un autre grand film est sur nos écrans, et qui traite cependant d'un sujet qui gène la République aux entournures, celles des gueules cassées, ces soldats de la guerre de 14 envoyé au front et qui sont revenu avec des blessures terribles au visage, due aux obus. Ces soldats qu'on a laissé souvent tout seul face à leur propre laideur, sans que la France ne les aide à se gérer eux même. Un sujet suffisamment tabou pour que le seul film qui aie traité de ce problème pourtant chargé en romanesque soit le pamphlétaire "J'accuse" d'Abel Gance, tourné en…1919 !

Ce film, c'est la "Chambre des officiers" de François Dupeyron, jeune réalisateur à qui l'on doit déjà "C'est quoi la vie ?", ou l'on retrouvait déjà l'acteur sur qui repose une grande partie de l'émotion contenue du film, Eric Caravaca. Car de l'émotion, le film en donne tant et plus, mais pas de l'émotion suintante, présente, grassouille comme peuvent en donner la plupart des productions historique française. Non, ici, Dupeyron et ses acteurs ont su offrir un film au spectateur dont on sort à la fois mal à l'aise et heureux, estomaqué et plein d'espoir. Pour une fois dans le cinéma français, on a su faire un film sur son histoire qui ne soit pas un film d'autosatisfaction ou d'auto flagellation. Mais un vrai film de guerre, antimilitariste et qui reprend à son compte les canons du genre.

Un film de guerre qui ne montre pas la guerre, sauf en deux scènes magnifiques, mais qui montre ses ravages et la reconstruction. Pas la reconstruction des villes, mais la reconstruction des âmes. On pense tout de suite à un chef d'œuvre du genre, Johnny got his gun de Donald Trumbo. Dupeyron en reprend d'ailleurs plusieurs artifices, notamment cette voix off omniprésente dans la première partie du film, et l'enfermement, le confinement des plans dans cette chambre des officiers qu'Adrien, le héros du film, va hanter pendant cinq ans.

Cinq ans que nous allons balayer comme un champs par les obus. Cinq ans qu'on commence par une ellipse, puisque la première scène est une remise de médaille grise comme le temps, épaisse comme le grain de la pellicule. Une remise de médaille où l'on découvre le visage d'Adrien qui nous fige et qui reste tout le temps de la séance. Un visage qui nous faudra du temps avant de revoir. La scène suivante est la première scène de guerre, une scène d'avant l'apocalypse, le temps est beau et les robes légères, les femmes embrassent leur mari. Dans le train, la fleur est au fusil et l'enthousiasme est rouge baiser. Parmi eux, Clémence, drôle de nom pour une guerre dira plus tard Adrien, dit au revoir à son homme. Dans une heure elle sera dans le lit d'Adrien, qu'elle rencontre sur le quai de la gare. Ils sont les deux seuls à avoir peur de la guerre, et dans leur étreinte, on sent sourdre déjà le tonnerre du feu. Clémence, honteuse déjà de tromper son poilu, cache le visage d'Adrien avec un foulard. Aveu prémonitoire. La guerre les sépare. Elle restera belle, il la reverra plus tard, et lui sera laid. Il deviendra la guerre. Une Clémence jouée par une délicieuse Géraldine Pailhas. La premières des femmes qui rythmera le film. Car à chaque étape nouvelle, une nouvelle femme apparaitra : L'amante, l'infirmière, la pute, la compagnonne d'infortune…

Dés lors, la plus belle scène du film, ce bombardement dont sera victime Adrien, n'est plus qu'un lent compte à rebours ; Cinq jours de guerre pour un visage défait. La mise en scène de Dupeyron devient extrêmement tendue. Il utilise un traitement numérique un peu jaunâtre, sépia pour tout dire, qui renforce le soleil et souligne le visage poupin de Caravaca. A chaque fois qu'un chamboulement arrive, ce traitement sépia revient, comme pour nous donner l'impression d'un cliché écorné de la guerre. L'obus éclate, et la caméra de Dupeyron qui se figeait sur un visage va prendre un autre chemin, celui des mains et des pieds d'Adrien, celui des contres plongées vers les infirmiers et les autres patients. Le film devient le regard de la Souffrance. Une astuce de réalisation qui aurait pu être surfaite avec beaucoup de réalisateurs et qui est simple ici, grâce à la sobriété de la réalisation. Un artifice que Dupeyron sait, comme un métronome arrêter quand il le faut, juste au moment où cela devient insupportable. Une astuce de réalisation qui révèle également le talent d'Eric Caravaca, car il "joue" sans son visage, mais avec la main, le pied, le torse. Et avec cette voix off pesante, souligné par un gargouillis obsédant. La nouvelle voix d'Adrien. Le garçon a le palais arraché, et c'est le seul son qui sort de sa bouche, ou ce qu'il en reste. Il ne voit pas son visage non plus, mais il le devine. Il est conscient, il raisonne, et se voit dans le regard des autres. Ou plutôt, dans le regard des autres qui se détourne. Les deux seuls qui arrivent à le regarder avec compassion (et professionnalisme ?), c'est Anaïs, son infirmière attitrée, jouée par une Sabine Azéma, toujours aussi fantastique, toujours aussi belle. Et puis le médecin, joué par un Dussolier très crédible, dont on se dit qu'il va jouer beaucoup de rôle dans le corps médical dorénavant. Et puis Clémence, en rêve, qui est la seule à le regarder avec amour. Clémence qui deviendra Démence, sur l'ardoise avec laquelle il communique, et dont la craie crisse, comme sa voix et lui répond.

Cette demi heure de fantaisie narrative achevée, elle laisse place à la reconstruction. Avec les autres blessés d'abord et les plans que nous sert Dupeyron sont souvent emprunté au peintre Allemand Otto Dix, qui peigna beaucoup de défiguré après la guerre de 14-18. Les amis d'Adrien ? d'autres officiers. Car on ne mélange pas les torchons et les serviettes… Et l'étage du bas, dédié au simple troufion, s'entasse plus rapidement de cadavres. On ri parfois, on se moque des difficulté pour Adrien à réapprendre à parler, après qu'on lui aie greffé une nouvelle langue. Le premier mot qu'il dit, "Patiente", est un moment de pur burlesque, dont la réplique donné par un Bruno Podalydes vraiment aussi bon devant que derrière la caméra, dégoupille la tension du film et montre la dignité gardé par la réalisation. Pas un instant il chiale. Pas un instant le film devient geignard. Et pourtant le précipice est grand ou des centaines d'auteurs auraient plongé. Viennent les premières sorties, notamment dans un bordel, où même les putes ont du mal à vouloir de ces monstres. On pense à Eléphant man de Lynch, mais là encore, la réalisation plus sobre laisse moins de place à la compassion.

On sort du film, lessivé, essoré, ravagé nous même par les horreurs de la guerre. On se dit que ça n'a pu se passer, et c'est une histoire vraie. Certaines scènes vous poursuivent comme un fracas lointain. Pourtant pas un instant on pleure. Pourtant pas un instant on est pris de compassion pour le visage labouré d'Adrien. Juste on se dit que la guerre est vraiment la chose la plus dégueulasse qui soit. Et puis on reste interloqué que le film n'aie rien eu à Cannes. Il faut toujours que la vie reprenne le dessus.