Le film qui nous concerne
ce soir est un film tiré d'un style récurrent qui fait
le bonheur de la chronique travelling et de l'émission "Habillé
pour l'Hiver" depuis très longtemps, il s'agit bien entendu
du cinéma asiatique, celui qui fait hurler parfois quand je
vous en serine de trop, mais genre cinématographique qui eu
son heure de gloire il n'y a pas encore si longtemps, parmi les maintes
et maintes fois où nous en avions défendu, avec le fabuleux
film "Avalon" d'Oshii
Mais aussi à la glorieuse
époque des "Arêtes dans la friture", avec François,
notre non moins glorieux chroniqueur parti faire de brillantes études
ailleurs, et que l'on pouvait apercevoir encore il y a peu, honneur
à lui autant qu'à nous, dans le petit film français
"La bande du drugstore", film pas génial par ailleurs,
mais où il irradie de sa présence au point que Télérama
l'avait choisi pour la photo illustrant le film
Mais je m'égare.
Depuis quelques années, nous défendons donc avec verve
le cinéma asiatique, qui s'il a eu quelques lumières
sur ses sorties au détour de l'an 2000, notamment grâce
à une sélection plutôt favorable lors des festivals
cannois des années précédentes, il faut bien
remarquer que les honneurs passés, et soyons honnêtes
également le tarissement d'une certaine fraîcheur, le
soufflet est retombé, plus ou moins violemment. Reste à
dénicher l'événement, la mode ne nous les mettant
pas toujours forcément sous notre nez.
Parmi ces marottes, il faudra mettre en exergue le manga. Nous en
avions déjà parlé lors de la sortie de "Avalon,
le film d'Oshii, le manga est un style qui a le mérite qu'on
s'y arrête, d'abord parce que c'est un style très très
beau, même s'il est énormément critiqué
sous nos latitudes, et parce que, Avalon nous l'a démontré,
c'est aussi un style qui fait grandement progressé la grammaire
du cinéma, dans sa poésie, et surtout dans la rigueur
des plans choisi par les réalisateurs. Lorsque le réalisateur
de dessin animé Oshii ("Ghost in a shell") c'est
décidé à passer au film en tant que tel avec
des vrais acteurs, c'était clairement pour réinvestir
dans le cinéma classique les codes du Manga.
Le film que nous allons vous présenter aujourd'hui est un manga
pur, réaliser par le studio de dessin animé japonais
le plus populaire au monde le studio Ghibli, et par son patron, le
vieux et omnipotent Ishaido Miyasaki, monument national au Japon et
réalisateur de génie. Son film, vous en avez certainement
entendu parler, c'est "Le voyage de Chihiro", qui occupe
l'affiche de nos salles depuis bientôt un mois, et qui connaît
un succès grandissant, surtout grâce au bouche à
oreilles et à la notoriété de Miyasaki. Mais
qui ne fera certainement pas aussi bien que le sort que lui a réservé
le public japonais, qui s'est pressé à plus de 22 millions
pour voir ce chef-d'uvre. Si Miyasaki plaît au japonais,
c'est qu'il leur parle de leurs peurs, de leur culture, de l'abandon
de certaines valeurs, nous y reviendrons tout à l'heure. Et
si Miyasaki a tant de succès en Europe et aux Etats-Unis, où
il est distribué par Disney sans contrepartie, c'est à
dire en le laissant libre de tout mouvement et liberté artistique,
preuve s'il en était que l'entreprise Disney le juge mille
fois meilleur que les tâcherons qui sapent le boulot des productions
annuelles. Si les occidentaux lui offrent un tel accueil, donc, c'est
sans doute parce qu'il représente pour nous la quintessence
de l'art asiatique à base de contemplation et de légendes
parfois d'un mystère insondable. Mais c'est aussi parce que
Miyasaki a su profiter d'une conjoncture favorable. Les mangas connaissant
une recrudescence d'intérêt dans la jeunesse, le marché
s'ouvrait, en même temps d'ailleurs que le reste de la production
asiatique. Miyasaki étant un vieux monsieur à la filmographie
impressionnante, plusieurs de ses grands films sont sortis presque
concomitamment, donnant une impression de foisonnement : certes, il
y a avait eu "Porco Rosso", sorti au milieu des années
90, mais c'est avec sa grande fresque métaphysique écologique
médiévale "Princesse Mononoke" et son pendant
enfantin "Mon voisin Totoro" que Miyasaki a obtenu une stature
que sa jeunesse ne lui avait pas forcément donné le
droit d'espérer (Miyasaki est en effet responsable de l'odieuse
série Candy).
Pressé par sa nouvelle stature de livrer un nouvel opus, Miyasaki
a décidé de livrer un film-somme, selon ses propres
dires : un film qui résumerait sa carrière, parlerait
de ses racines et de ses lectures, de ses obsessions et des rêves
qui l'ont toujours hanté. Le résultat est un feu d'artifice
magnifique : "Le voyage de Chihiro". Toute sa verve et sa
prose sont à chaque détour des plan : le champs d'Herbe
balayé par les vents où Chihiro découvre ce monde
bizarre, la poésie de ce train venu de nulle part qui file
sur la mer comme un serpent à fenêtre, la majesté
des bâtiments médiévaux, les couleurs d'un éclat
qui ne tombe jamais dans l'excès noir ou rococo de certains
mangas
Miyasaki a su faire de son film un film traditionnel
qui s'ouvre sans se prostituer sur les canons des contes et des rêves
occidentaux
En grand spécialiste de la littérature
anglaise, c'est à Swift, et surtout à Lewis Caroll et
son "Alice au pays des merveilles" qu'il emprunte son histoire
principale; C'est par contre aux contes et aux légendes nippones
qu'il emprunte ses personnages magnifiques, et notamment le personnage
d'Haku, c'est enfant qui n'a plus de nom et qui se transforme en un
dragon blanc possédé, non loin du personnage du loup
que l'on avait pu rencontrer dans "Princesse Mononoke".
Ce dragon blanc qui incarne dans l'histoire et dans le parcours initiatique
de la jeune Chihiro la peur vaincue, et le début des émois
personnels.
Car comme pour "Alice", Chihiro est en plein parcours initiatique,
dans ce palais où elle s'est égaré avec ses parents,
transformés en gorets pour avoir eu l'impudence de manger la
nourriture des dieux. Ce palais qui est en fait un établissement
de bain tenu par une sorcière colérique et avide, la
sinistre Yubaba, un établissement de bain pour les dieux, des
personnages mi-affreux, mi-grotesques, sortes de mélange entre
terribles dieux vengeurs et Pokemons sans réelle stature. Dans
ce voyage, ce "road-movie immobile", Chihiro va se faire
embaucher par Yubaba qui va lui voler son nom. Elle rencontrera alors
d'étranges personnages, comme Kamaji, l'homme à huit
bras, sorte d'esclave stakhanoviste, l'homme sans visage qui fait
sortir de l'or de ses paumes, où le dieu des océans.
On vous l'a déjà dit, le film est d'une beauté
formelle que nul ne saurait contester, avec des points d'orgues assénés
à nos yeux, comme la scène dans le train gavé
d'homme brumeux, qui mène à la maison de la jumelle
de Yubaba, l'une des scènes les plus drôles et les plus
belles. Car s'il se lance dans un long fil métaphorique, Miyasaki
n'oublie pas l'efficacité de son cinéma. Ainsi, il sait
y joindre des petits personnages subalternes qui donnent un côté
mignon et rigolo.
La beauté formelle n'est pas tout. Ainsi serait-il parfaitement
inutile de ne voir qu'un côté esthétique à
un film qui est extrêmement moralisateur, et ce, dans le bon
sens du terme. Car comment pas voir dans cette longue métaphore,
à l'instar des contes et des fables européennes, l'émergence
d'une critique salvatrice de la culture japonaise et ses travers,
ce qui a été excessivement fédérateur
pour tous les spectateurs nippons. Ainsi Yubaba représente
ce Japon dur avec lui-même et son peuple, ne voyant que la richesse,
délaissant et même méprisant l'esprit de la forêt
représenté par "Grand-mère", la sur
jumelle de Yubaba, tenante du Japon ancestral ? Comment ne pas voir
dans le dieu purulent auquel Chihiro a à faire et qui une fois
nettoyé de sa ferraille ressortira comme le dieux de la mer,
un pamphlet violent contre le laissez-aller en matière d'écologie
? Comment ne pas voir parmi les ombres qui occupent le train l'image
d'une désocialisation complète de la vie urbaine, mal
déjà relevé par Oshii dans Avalon ? On pourra
reprocher au film d'être trop esthétique, privilégiant
parfois la beauté d'un plan à l'émotion. On ne
pourra pas lui reprocher une chose, c'est de renouveler par la fable
et par le conte les critiques contre le devenir du Japon formulé
par tous les cinéastes japonais ces derniers temps, Battle
Royale y-compris. Mais avec la manière et la poésie,
au point d'en retrouver ses mirettes d'enfant.