Apocalypse Now Redux : Film total

Le filmdont nous allons parler ce soir est un des plus grands films de tous les temps, et je pèse mes mots. Je ne vous ferai pas languir plus longtemps, il s'agit d'Apocalypse Now, qui sort en DVD ce mois ci. On pourra gloser longtemps sur le DVD et ses bienfaits, il n'y a qu'à regarder la galette présenter ce soir pour se convaincre de son utilité publique. On peut même dire que la sortie du chef d'œuvre de Coppola, en version "Redux" et nous y reviendrons, est un événement qui n'aurait pas été sans l'avènement du DVD.

Mais arrêtons-nous quelques secondes sur les qualités de ce DVD, qui ne se limitent pas aux bonus. Bien sûr, les bonus sont importants, mais on ne peut pas ne voir que les bonus, parce que, finalement, c'est le film qui compte le plus. Ici, dans cette version d'Apocalypse Now, les lumières et les couleurs du film, essentielles et très présentes, ont été étalonnées et restaurée par le directeur de la photo hymself Vitorio Storato, 23 ans après, donc. Des couleurs saisissantes, des lumières époustouflantes, on ne saurait tarir d'éloge sur ce DVD.

Bien sur, on aurait peut être aimé avoir une version commentée du film par son réalisateur, mais est-ce si grave ? Non, car même s'il faut le répéter, ce film, cette grandiose œuvre maudite se suffit à elle-même.
Et puis la nouveauté de cette version, c'est bien évidemment ce "director's cut" qui ne se l'avoue pas, humblement dénommé Redux (Rallongé en latin). Car on pourra dire que le "director's cut" de Coppola n'a pas été remis en cause en 1979 au premier abord ; en effet, chacun pourra voir que le film n'est pas moins bon lorsqu'il est dans sa version d'origine. Ce serait méconnaître l'histoire de ce film qui aurait pu devenir le plus grand gouffre de l'histoire d'Hollywood.. Sur les 50 minutes de plus que la version Redux offre, on aurait pu craindre des longs plans réalistes, des images pesantes sur la lagune, bref, ce genre de choses inutiles qu'on rajoute parfois sur les films accédants au statut "culte".

Si certaines versions longues ne sont que des redites voire des pensums sans intérêts, le remontage du film de Coppola est d'un intérêt scénaristique passionnant. Bien sur, certaines scènes sont quelque peu superfétatoires, n'apportent rien à l'histoire, mais la plupart des rajouts sont d'une force peu soupçonnée. Certaines sont dans le ton général du film, mystique et halluciné, d'autres sont d'un apport scénaristique indéniable. L'exemple le plus frappant, est la longue scène dite de "la plantation française".

Et l'on comprend que cette scène, avec des acteurs français, Aurore Clément en tête, ne soit pas dans le montage original. On le comprend, mais on le regrette, tant cette scène est un apport constructif dans le scénario. Mais était-ce diffusable dans un film déjà polémique, dans une Amérique déconvenue par une sale guerre, et incapable de reconnaître leur responsabilité dans le désordre de la région ? Intrinsèquement, non ! Dans cette scène, les Français, qui apparaissent dans un brouillard de grenade défensive, sont figés dans des postures de statues grecques, comme si leur pouvoir, leur existence, venait d'un temps si ancien que la guerre aurait déjà du tout faire disparaître. Le bateau du capitaine Willard y fait une pause, et la discussion vient naturellement sur cette guerre. E les accusations pleuvent contre cette Amérique conquérante qui joue la politique de la terre brûlée pour gagner la Guerre Froide. Des accusations qui font froid dans le dos, d'abord par leur acuité politique, mais aussi par leur rapprochement à des évènements récents (mais c'est une autre histoire…)

Ainsi, on peut se poser la question de ce qui est passé par la tête de certains critiques lors de la sortie en grande pompe de la version Redux à Cannes 2001. En effet, ils furent quelques-uns pour dire que cette version n'apportait rien au film. Lourde erreur inexcusable, car c'est tout le contraire. Prenons la scène des Bunnies, par exemple, quand les filles de Playboy débarquent pour offrir du réconfort aux troufions. La scène se terminait sur une bagarre dans la version originale. Ici, dans la version Redux, on retrouve les Bunnies plus loin, et nous assistons à une scène d'orgie sexuelle certes gratuite, mais qui rajoute à l'atmosphère illuminée du film, à la bestialité aussi. Aucune scène n'est gratuite et rajoute à l'édifice une pièce de plus
Bref, d'une œuvre majeure, le film prend une dimension d'œuvre magistrale, parce qu'il embrasse à la fois l'Art brut et la politique, mais aussi qui montre toute l'importance du montage d'un film, et de la prédominance nécessaire de l'auteur sur les producteurs dans la tenue du film. On l'avait vu avec Blade Runner de Ridley Scott ou Brazil de Terry Gilliam, dont l'importance de ce fameux director's cut n'est plus à prouver. Apocalypse Now est donc de cette race là aussi.

Est-ce un affront de replacer l'histoire du film dans les oreilles de nos auditeurs ou dans les synapses de nos internautes ? Non, parce qu'on connaît "Apocalypse Now" à quelques détails, les hélicoptères qui débarquent d'au-delà des collines sur l'air des Walkyries, la scène de l'hôtel, etc. On sait aussi que c'est un film sur le Vietnam, mais on oublie souvent ce film philosophique sur l'existence, la violence, le pouvoir, la drogue… Que certaines scènes sont d'une violence sauvage et dérisoire, que certaines allusions à l'animalité de la guerre, sont perçus comme une poésie brute. Mais l'on n'avait pas dit, ou peut être pas assez, toute la dimension politique du propos du capitaine Willard, abreuvé de guerre et d'héroïsme depuis son enfance, et qui se retrouve sur une terre hostile, dans une jungle -symbolisme, mais aussi réalité historique- ou tuer n'est pas seulement un métier, mais aussi une absurde réalité de survie.

Apocalypse Now est une œuvre totale. Pas seulement parce que le film est très beau, mais parce que l'histoire du tournage elle-même, à l'instar de films comme "Cléopâtre" de Mankiewicz, est d'une théâtralité, d'une dramaturgie qui ne pouvait emmener le film que vers des sommets incomparables. Le film a tout subit. D'abord, avant de lancer Martin Sheen dans cette aventure rocambolesque, c'était Harvey Keitel qui avait été pressenti, et qui avait même tourné quelques scènes. Mais Harvey Keitel n'est pas concluant. En plus, l'éloignement du tournage (Le film a été tourné dans les îles Philippines) n'incite pas les nababs d'Hollywood à se lancer dans cette aventure. De plus, l'armée américaine refuse d'offrir l'aide logistique au tournage. C'est donc avec le dictateur Marcos que s'arrange Coppola. Sur le tournage, il règne une atmosphère délétère : tout le monde est défoncé 24 heures sur 24 : alcool, acides, marijuana. Coppola n'échappe pas et dirige souvent sous acides. Souvent, il raconte lui-même qu'il a totalement perdu le contrôle de la situation, voire il lui est arrivé de se prendre pour le colonel Kurtz, le tyrannique personnage joué par Marlon Brando.

C'est une des clés du film. Le scénario de Milius, qui réalisera entre autre "Conan le Barbare" n'était pas aussi introspectif que ce que l'a rendu Coppola. Et c'est sans nul doute l'effet des drogues multiples qui donne ce ton particulier au film. Ce film est d'ailleurs tout aussi un film sur la drogue que sur la guerre. En fait, c'est un film sur la destruction. Destruction de l'homme par la guerre, destruction de l'âme par la drogue… Et comme dans toute œuvre artistique, la destruction est salvatrice, on vous invite, séance tenante à tous les heureux possesseurs de DVD de se payer la galette d'Apocalypse Now Redux. C'est tout bonnement indispensable.