8 femmes : Ozon à son sommet

Il est de certains réalisateurs comme de certains musiciens dans cette émission, que nous vénérons depuis leur début, que nous suivons avec un œil amoureux, et dont chacune des sorties est un plaisir renouvelé, une redécouverte d'un univers qui nous est proche, et dont nous voudrions avoir bien plus souvent la clé. François Ozon est de ceux là. D'un réalisateur de court métrage passionnant, sortant des sentiers battus habituels de l'exercice, il était apparu au mitan des années 90 dans un film d'une noirceur grinçante sans égal, "Sitcom", où il avait bougé un peu les carcans d'une habitude cinématographique qui voulait que même les plus acharnés des réalisateurs de courts s'agissait, modérait leur propos ou leur technique lorsque venait l'heure de faire un long-métrage. Bien sur, Sitcom n'était qu'un coup d'essai, et il fallu à Ozon, plusieurs brouillons pour se faire la main. Chose rare, sa science du cadre et des histoires déjantées lui laissait tout de même la possibilité de rater ses rendez-vous avec le public.

Ainsi, on ne peut pas dire que "les amants criminels" fut une réussite ; en revanche, c'est certainement "Gouttes d'eau sur pierres brûlantes" qui fut son premier film vraiment réussi, empli de maîtrise et vraiment habité par son projet cinématographique : on y voyait, dans une adaptation -libre- d'une pièce du dramaturge et réalisateur allemand Fassbinder le mélange de ses thèmes de prédilection : le Huis-clos, la perversion sexuelle, l'homosexualité, l'hystérie, le kitsch, les clins d'œil appuyés à d'autres œuvres cinématographiques… Le monde de François Ozon est tellement remarquable qu'il peut délayer ces thèmes dans n'importe quelle histoire, s'offrir des passages chantés, laisser les acteurs surjouer. Bref, un réalisateur encore jeune (la trentaine) qui montre que son œuvre restera, dans des décennies, comme l'une des plus marquante de notre génération… Et donc une œuvre attrayante, à suivre.

Lorsqu'il y a un an, Ozon annonce qu'il a comme projet de tourner 8 femmes, le film qui nous concerne aujourd'hui, il est en pleine promotion d'un film qui va le propulser devant les sunlights du grand public, le fantastique Sous le sable. De sorties confidentielles en semi-échec, la carrière du réalisateur n'avait pas encore rencontrée le public. Mais dans ce film magnifique, relançant la carrière d'une Charlotte Rampling borderline, qu'il magnifie littéralement dans des plans lyriques, Ozon , en semblant s'assagir s'offre un succès critique qui se double d'un vrai succès public. Assagi si on veut d'ailleurs, car les thèmes de la solitude et de la mort, les dérapages surréalistes (pas au sens commun mais au sens littéraire du terme) sont toujours présents, et même hante la pellicule. Surtout, avec le travail réalisé sur Rampling, Ozon s'est forgé une réputation de directeur de comédienne qui réalise des prodiges, principalement avec des femmes d'âge mûr.

Alors 8 femmes, un film qui faisait un peu peur au début, sur le mode "mais qu'est-ce qu'Ozon va faire avec cette palanquée de stars ?"… Et bien ce n'est pas compliquée : un Chef d'œuvre ! Ce mot est certes un petit peu galvaudé, mais lorsqu'on en rencontre un, il ne faut pas se gêner pour le reconnaître ! Plaçons d'abord le cadre de l'histoire… Dans une grande maison bourgeoise, 7 femmes se retrouvent un matin, alors que l'homme de la maison dort encore. La neige a emplit le parc, et elles sont coupées du monde. La bonne monte le petit déjeuner… Horreur, monsieur est assassiné, d'un sauvage coup de poignard dans le dos ! En vient alors l'heure des accusations, surtout que la sœur de monsieur, une fille de mauvaise vie, refait surface d'un coup. Dans la déchirure consciente qui se produit entre les 8 femmes, les thèmes de prédilections d'Ozon réapparaissent les uns après les autres : aliénation, homosexualité, torture, meurtre. Les thèmes développés dans un Cluedo géant et assumé, distillé par une Virginie Ledoyen éblouissante, nous aurons l'occasion de reparler des actrices plus loin, Ledoyen donc, qui surjoue et virevolte de place en place du grand salon, filmé par une caméra inquisitrice d'un Ozon qui ne perd aucune occasion pour balancer un plan très serré sur les visages de ces 8 femmes.

L'intrigue lancé, c'est ici pour le cinéphile que le jeu de Cluedo commence réellement. Le film étant un hommage appuyé aux films des années 50-60 où les héroïnes n'étaient pas des savonnettes lancé au gré des modes mais des actrices, il nous faut, y compris pour essayer de dénouer l'écheveau de l'intrigue policière directement inspiré de plusieurs best-sellers d'Agatha Christie, reconnaître les hommages, déjouer les vêtements particuliers de chacune des héroïnes, reconnaître les plans et les pièces. N'allez pas croire qu'Ozon n'a fait que repomper les grands noms de l'age d'or du cinéma pour en faire un film florilège comme nous avions pu le voir lors de l'émission précédente avec "From Hell". Simplement Le réalisateur de "regarde la mer" réalise son rêve en instillant dans son histoire macabre et déjantée les films qui ont bercé son imaginaire cinématographique.

De plus lorsqu'on peut se permettre d'aligner au générique Danielle Darrieux, Catherine Deneuve, Fanny Ardant, Virginie Ledoyen, Emmanuelle Béart, Isabelle Huppert, Firmine Richard et Ludivine Sagnier la jeune fille de "Gouttes d'eau...", soit quand même 4 générations d'actrices parmi les plus talentueuses, fatales et vampiriques du cinéma français, il est tentant de se servir de leur carrière, de leurs filiations pour en faire des parties intégrantes de la psychologie des héroïnes. Ainsi, on pourra reconnaître un hommage aux films de Cukor dès le Générique (My Fair Lady), on notera qu'Emmanuelle Béart, remarquable dans le film, a les bottines de Jeanne Moreau dans le Journal d'une femme de Chambre de Bunuel, et défait ses cheveux comme "Belle de jour" du même réalisateur, joué par… Deneuve.

Deneuve, qui n'en finit pas de nous épater dans son plan de carrière qui l'aura tout de même fait tourner avec les plus grands réalisateurs, toujours là quand il faut, Deneuve elle est une héroïne entre les femmes mûres et fatales de Preminger ou de Sirk, mais aussi en mère n'assumant rien, évidente allusion aux films de Jacques Demy, dont Virginie Ledoyen aurait fait le bonheur. Cukor encore avec son The Women, film référence en matière de huis-clos féminin, où une femme hystérique semait la terreur. Arrêtons nous quelques secondes pour donner une mention spéciale à Isabelle Huppert, qui compose un personnage d'hystérique à cent lieux de ses rôles habituels et nous étonne par sa capacité à être dans l'excès, elle si stricte et atonale d'habitude. Enfin, on notera sans trop de surprise le Gilda de Vidor, on verra dans certaines répliques de Deneuve des allusions amusées à Truffaut…

Et l'on aura pas encore tout dit, parce que ce serait passer sur le pouvoir de réalisateur de François Ozon, qui non content de s'offrir tous ces clins d'œil, donne un texte perlé à ses actrices, part dans des scènes explosives dignes de Sitcom, comme cette scène d'engueulade puis de bagarre entre Deneuve, Darrieux et Huppert, offre, on l'a déjà dit, des close-up sur les visages qui sont de véritables déclarations d'amour à ses actrices, part en vrille dans des parties musicales chantées par les actrices et censées les définir un peu plus en apportant le rire et l'émotion. Parce qu'on rigole, comme on pouvait rigoler dans Sitcom ou dans "Gouttes d'eau", en grinçant un peu mais bien content de retrouver le propos féroce d'un provocateur…

Et l'on ne pourra pas terminer cette chronique en n'ayant parlé que des stars et en oubliant Darrieux et Sagnier, les deux extrêmes de ce film, 85 ans d'un côté, 22 de l'autre, et donnent de la vitalité au film. Darrieux, avec cette voix fragile et son visage, une vraie composition à lui seul, est une leçon, son interprétation musicale, la dernière du film, vous tire les larmes bien malgré vous et on sort, certain d'avoir vu un film marquant, et avec l'envie d'y envoyer tout ceux que le cinéma, le vrai, ne laisse pas indifférent.