Changer le cinéma français : Jean Pierre Jeunet

La production cinématographique de ces dernières semaines ne permettant pas de s'enthousiasmer, ni même de pousser des cris plein de remugles et de mauvaise foi, la distribution se limitant à un film tentant, Spy Game, cependant réalisé par Tony Scott, le tâcheron qui avait fait auparavant Top Gun, et à un film de Tavernier certes sur un sujet intéressant, mais paraît-il un peu lénifiant. Cette semaine étant la dernière semaine de transition avant que le grand rush des 15 sorties par semaine reprenne ses droits, cette chronique se devait d'être celle du bilan, où nous nous retournions sur le passé glorieux de l'année 2001. Mais à ne pas vouloir filer dans le pensum qui vous étourdirait, chers auditeurs, j'ai voulu me cibler sur un seul film, peut être celui qui restera dans la mémoire collective de tous les français dans 10 ans et même plus encore… Je veux bien sur parler d'Amélie Poulain, maintes et maintes foi cité, chroniqué et illustré dans tous ce qui compte de publications ou d'émissions, dont les codes musicaux ou techniques sont sur-utilisé dans toutes les pubs ou dans les illustrations sonores des reportages du 20 heures. Oui, Amélie Poulain, la petite fée verte du box-office, qui s'est ramené sans mot dire plus de 8 millions d'entrée dans son sac à malice, et qu'on nous sert jusqu'à l'écœurement parfois, dès que c'est un peu mignon où empreint de rêve, surtout si ça n'a absolument rien à voir.

Amélie Poulain. On pourrait en faire une émission entière, parler des polémiques adolescente d'un journaliste shooté au mauvais Biactol, qui en voulant faire passer Amélie pour un film aux sympathies fascisantes a surtout montrer qu'il y avait un fossé de sang entre les gens qui vont au cinéma pour l'amour du cinéma et les petites frappes de la presse parisienne, prêt à tout pour nous faire croire qu'il y a plus d'émotion dans le visage d'un Matthieu Amalric qui flaire un melon comme si c'était le cul d'un chien que dans les inspirations d'un bidouilleur de génie comme Jean-Pierre Jeunet.

Et d'ailleurs, puisque nous ne pourrions pas parler d'Amélie Poulain sans ressasser les éloges du reste de la presse, nous allons nous pencher sur le travail de Jeunet, un travail impressionnant, et qui a fait avancer le cinéma, et principalement le cinéma français à bien des égards, sur des thèmes bien précis. Mais avant de les aborder, je vous propose de regarder un peu le background de Jean Pierre Jeunet, qu'on ne pourra dissocier de celui de son compère Caro et Phil Casoar, ni même d'un obscur journaliste décédé l'année dernière, André Igwal, qui a son rôle a jouer.


Comme toute cette génération des Enfants du rock, Jeunet est quelqu'un qui a grandit avec la SF, les bandes dessinées, les débuts de la télévision et les films hollywoodiens, qui sont souvent, à cette époque là, la synthèse objective des thèmes précédents. C'est très visible dans le premier court métrage connu du duo Jeunet & Caro, le très sombre "Bunker de la dernière rafale", qu'on croirait sorti du cerveau torturé d'un auteur de SF, et qui tient plus d'ailleurs de l'univers punkoïde de Marc Caro, que de l'univers plus proche de Prévert de Jeunet. Mais tout de même, la SF et la BD ont des rôles prépondérants dans la construction artistique du réalisateur. Que dire alors de l'opportunité que celui-ci à eu de se voir confier un monument, en l'occurrence Ripley et la bestiole de Giger dans Alien IV, lui qui bavait devant le 1 réalisé par Ridley Scott lorsqu'il était plus jeune ? Que c'est une boucle évidemment parfaite que réalise le créateur d'Amélie Poulain, qu'on s'étonne des nébuleuses raisons qui ont amené Caro à ne pas faire partie de ce projet où sa part d'ombre aurait contribué -peu être trop- à rendre Alien absolument irrespirable. Une boucle qui n'est pas étrangère, loin s'en faut à la réussite d'Amélie Poulain. Mais ça, nous y reviendrons tout à l'heure.

Jeunet, Caro, Igwal et Casoar se sont rencontré à Fluide Glacial, un magazine fort connu, où, pour ceux qui s'en souviennent, ils s'occupaient de la chronique Ciné et bouquins, et où justement ils avouaient un faible pour le genre de Cinéma d'Alien. C'est sans doute grâce à ces chroniques que des centaines de lecteurs sont allé voir Brazil, Poltergeist, Blade Runner et consorts. Et lorsque Jeunet et Caro sortent un petit OVNI, dix ans après le "Bunker", le film qui les a rendu célèbre, je veux bien sur parler de Delicatessen, ce sont les mêmes lecteurs qui se sont rendu, curieux (et j'en fus) à la séance.

Pour ceux qui n'ont pas l'âge, ou qui sont trop feignant pour s'en souvenir, Delicatessen avait apporté au grand public, tout une imagerie qui avait voix au chapitre depuis quelques années dans l'Underground cinématographique, mais aussi d'un univers proche de la BD, des Foerster… Des décors lugubres, un univers post moderne et inquiétant ou évolue un rêveur malhabile. On peut rapprocher le Dominique Pinon de Delicatessen des personnages d'un réalisateur qui éclot au même moment aux Etats-Unis, Tim Burton. Sauf que le duo Jeunet et Caro y intègre un humour, un décalage plus européen. Ainsi, la scène de la réparation du lit, avec la jeune Karine Viard, intègre un décalage poétique et humoristique qui fait directement référence à un "style" cinématographique français, proche de quelqu'un comme Jacques Tati, très présent dans Delicatessen. Rappelons aussi pour mémoire que Tati est adoré par le cinéma américain, et que cela aussi a peut être contribué à l'avènement américain de Jeunet. On peut noter également que beaucoup d'idée, où de petits objets seront reprit de Delicatessen pour faire Amélie Poulain.

Mais la vraie marque de fabrique de Jeunet, paradoxalement alors que Delicatessen est à mon sens plus réussi et abouti, et que c'est son film le plus personnel. La marque de fabrique, donc, se diffuse plus dans "La cité des enfants perdus", le deuxième - et dernier - film du duo. Même si le film est plus empreint de l'univers glauque de Caro (La compagnie des cyclopes est une vraie trouvaille du genre, la présence de François Hadji-Lazaro rajoutant une caution punk) la patte de Jeunet, à qui l'histoire appartient moins. En effet, c'est là qu'il teste grandeur nature son étalonnage numérique pour les couleurs, qu'il utilise les effets spéciaux de la firme Duboi, donc de Pitof, le calamiteux réalisateur du non moins calamiteux Vidocq. Et puis surtout Miette, la petite fille drébouillarde qui aide le colosse One a retrouver son petit frère, petite brunette aux grands yeux, véritable miniature de la jolie Amélie. On retrouve là aussi des thèmes récurrents à Jeunet, comme la gémellité nécessaire (où est mon double, mon complément),la recherche et la quête. Plus d'effets spéciaux, la présence d'Angelo Badalamenti à la baguette de la Bande Annonce, le film est déjà un petit peu un film à la recette américaine.

Alors Alien 4 ! Comme Amenabar dont nous avions parlé dans la chronique précédente, Jeunet est venu aux USA, non pas seulement pour montrer ce qu'il savait faire, mais aussi pour montrer aux américains combien leurs anciennes méthodes étaient efficaces. Pour preuve, Alien 4 est le plus réussi des 4 après le premier.

De l'univers du départ, mis à part quelques incursions dans l'enfance (l'humanoïde a l'air si fragile contrairement au pourritures précédentes !) et l'indéboulonnable Dominique Pinon, il ne reste rien. Mais Jeunet s'est forgé, s'est instruit… Et s'est décidé à utiliser l'efficacité qu'il avait appris outre Atlantique pour doper un cinéma français éternel qui a fait fi des déboires et des déserts cinématographique de la frange la plus insolente de la Nouvelle Vague.

Qu'on le veuille ou non, le cinéma est un art populaire, et Jeunet tient plus de Carné et Tati que de Rohmer et Cavalier, ce qui n'est pas pour nous déplaire ici.
Amélie Poulain, il faut l'imaginer comme le fruit de la rencontre hypothétique de Prévert et de Stanley Donen, ou quelque chose comme ça. Et tant pis si c'est autre chose.