Lorsqu'on attend un
film avec impatience, il est très désagréable
d'être déçu. C'est la première chose que
j'ai ressenti lorsque je suis sorti du dernier film de Laurent Cantet,
L'emploi du temps, dont nous avions parlé dès l'émission
de rentrée, et qui avait été fortement remarqué
au festival du cinéma de Venise.
Laurent Cantet, nous l'avions découvert en 1999, avec un premier
film fascinant, Ressources humaines, qui avait été diffusé
sur Arte dans le cycle "Petites caméras", dont été
aussi sorti, le très beau Nationale 7 de Sinapi. Ressources
humaines, c'est l'histoire biscornu d'un film qui n'aurait pas du
connaître les honneurs du cinéma, et qui finit sa carrière
avec un césar. Avec Laurent Cantet, c'était l'occasion
de découvrir un cinéaste talentueux et touche-à-tout,
un véritable, un pur produit de l'IDHEC, l'école qui
fut remplacé par la FEMIS.
L'histoire, le scénario de "Ressources humaines",
avec ces simples rebondissements, et cette histoire d'un fils, en
charge du licenciement de son père, ouvrait à la fois
un véritable film social, renouant avec la tradition française
du drame de classe, et un terrible sujet psychologique. On avait remarqué
la maîtrise de la caméra DV, les plans à la fois
simple et très travaillé, les longs plans serrés
sur les visages
On avait noté également le travail
de sape de la direction d'acteurs, qui avait la particularité
de mélanger acteurs professionnels et acteurs amateurs, voire
de circonstance, ce qui donnait du relief, à la fois à
l'intensité dramatique - la déléguée syndicale
était une vraie déléguée syndicale, et
croyez en notre expérience ça sentait la lutte des classes
à pleines narines -, et relevait le travail "professionnel"
des acteurs principaux, en l'occurrence, dans Ressources humaines,
le talentueux et trop peu utilisé Jalil Lespert. Dans le film
qui nous concerne aujourd'hui, Cantet a utilisé les mêmes
ingrédients pour une recette qui n'est pas du tout à
la hauteur de ce qui aurait du être son coup d'essai. Quelles
sont les raisons qui expliquent une telle déroute ? C'est ce
que nous allons essayer de voir. Mais d'abord entendons nous, le film
n'est pas un immonde navet non plus, il est juste très lent,
et pas à la hauteur d'un sujet dont on était en droit
d'attendre beaucoup plus. Le scénario relève d'une mécanique
trop lourde et le propos s'en trouve atténué, voire
asséné d'une manière par trop monocorde. Mais
revenons au départ de la critique. Le sujet de "L'emploi
du temps" est tiré, d'une manière plus que lointaine
d'ailleurs de l'histoire de Jean-Claude Romand, cet homme qui avait
réussi, chose parfaitement incroyable, à cacher pendant
20 ans à sa famille qu'il était au chômage, réussissant
même à se faire passer pour une sommité internationale
de l'Organisation Mondiale de la Santé. Voilà un univers
romanesque qui méritait un traitement à la hauteur de
l'incongruité de la situation ! Au vu de "Ressources humaines",
on était en droit de s'attendre à un cheminement psychologique
qui ne soit pas uniquement personnel d'un homme dans la tourmente,
mais celui d'un groupe social, et de l'individu à l'intérieur
de ce groupe, bravant la tourmente, et tentant de se réaliser.
Le personnage joué par Jalil Lespert, devenu apprenti cadre
à cause d'un père ne voulant qu'il devienne un ouvrier
de sa condition avait le relief de se confronter aux autres. Ici,
rien de tout ça. Pourtant, les acteurs ne sont pas -complètement-
à mettre en cause, même si le choix des rôles "amateurs",
hormis pour le chef hôtelier, ne sont pas des fabuleuses réussites,
mais c'est peut être dû aussi à la vacuité
de l'intrigue... Le personnage de Vincent, joué par Aurélien
Recoing, un acteur venant du théâtre, est un acteur confirmé,
mais il est parfois complètement laissé à l'abandon
par un réalisateur qui a décidé de prendre le
parti pris de ne s'attacher qu'à la lente dérive personnelle
de son personnage vers la mystification, jusqu'à la mythomanie.
Cantet tente de nous mettre dans la peau de son personnage, et compte
sur le talent de tragédien de Recoing pour nous tenir en haleine.
Mais le personnage, qui s'abîme dans des trajets sans but sur
l'autoroute, nous paraît bien falot dans sa chute en avant.
Pour tout dire, sur les presque deux heures et demi que comptent le
film, on passe plus souvent qu'à son tour à se demander
ce que l'histoire va bien pouvoir nous apporter, et si l'histoire
méritait, plutôt qu'un véritable portrait social
de la mythomanie et ce qui pousse à se nier soi-même,
plutôt qu'une description médicale, froide pâle,
quasi clinique d'une pathologie ? Autant le dire, le film ne prend
forme que lorsque Vincent se confronte aux autres, que lorsque le
mensonge est en action socialement, notamment avec sa famille. On
se demande d'ailleurs pourquoi cette piste n'a pas été
plus exploité par Cantet, d'autant plus qu'il disposait de
la meilleure actrice française du moment, Karine Viard, dans
un rôle qui la change de ses rôles habituels, et avec
lequel est se départi parfaitement, restant sans aucun doute
le point le plus positif du film. Dès lors, la solitude de
Vincent, les kilomètres qui défilent ne doivent servir
qu'en contrepoint au malaise social de notre héros, au décalage
entre ses mensonges et le lent abandon dans lequel il s'engouffre.
Mais Cantet fait l'erreur de nous servir ce contrepoint en maille
principale, et c'est tout l'équilibre du film qui s'en trouve
chamboulé. On l'avait déjà vu dans ressources
humaines, Cantet à une manière très Naturaliste
de filmer, se servant des paysages alentours pour renforcer les longs
portraits. Mais ici, mis à part une longue scène dans
la neige, même les décors n'ont plus l'air d'agrémenter
le film, et devant ce qui se voulait un film vrai, tiré d'un
roman vrai ; chaque scène qui nous rapproche de la fin, - et
dieu sait qu'elle est longue et attendue ! - nous rend une image qui
se délite, non pas de par la pathologie de Vincent, mais de
part la réalisation, à laquelle on a l'impression que
le réalisateur lui-même se désolidarise. La faute
peut être aussi à Recoing, qui même s'il est un
grand acteur, reste un grand acteur de théâtre, dont
le charisme à l'écran reste tout à fait discutable.
De cette histoire, pourtant vraie, d'un cadre qui tombe dans la spirale
du chômage, et qui se raccroche par les moyens les plus désespéré
à son milieu, on espérait beaucoup de Laurent Cantet,
d'abord parce que le rôle de Vincent pouvait être vu comme
un double au noir du héros de "Ressources humaines",
et qu'on attendait de Cantet un autre film politique, qui ne soit
pas seulement naturaliste dans sa manière de filmer, mais aussi
naturaliste dans son propos. Mais le principal défaut du film,
c'est le mépris que Cantet affiche à chaque détour
du film. Qu'il le veuille ou non, et même s'il prétend
ne pas vouloir devenir un cinéaste du monde du travail, il
est un des derniers jeune réalisateur français - chose
rare et inespérée - à avoir une vraie conscience
de classe. Or, lorsqu'il filme les milieux de la haute finance et
les parvenus du costard cravate, il reste avec une méfiance
contenue dans la dénonciation de ce qu'il filme, alors que
le sujet imposait qu'on prenne la Classe à bras le corps pour
justement illustrer le rôle déstructurant du chômage,
quitte à y induire une critique larvée, lézardée
de la bourgeoisie. Mais n'est pas Chabrol qui veut, et Cantet a montré
que sur ce point, il a encore beaucoup à apprendre. On regrette
juste que le réalisateur encore vert de "Merci pour le
Chocolat" n'aie pas pensé à acheter les droits
avant Cantet, qui devra prouver bien plus dans son prochain film,
qui, on l'espère, reviendra à traiter des couches populaires
de la société, car si en deux films, il s'est échiné
à prouver que la chose la plus difficile au monde c'est de
quitter sa classe sociale d'origine, c'est dans le ratage de ce film-ci
qu'il l'a quand même le mieux illustré.