Etrange ! Mes mots
sont biens les miens mais cette voix, ces intonations, cet accent
ne sont pas les miens mais ceux de mon camarade Franpi. Oui, je reconnais
bien mes pensées, mais cette impression donnée d'être
toujours à la limite de l'explosion de colère ou d'enthousiasme,
cette fâcheuse manie de réguler mon flot de paroles comme
une mer en furie lance ses lames de fond, non ce n'est pas moi, ce
ne sont pas les miennes.
Tu l'as deviné cher auditeur, c'est bien Geneviève qui
te parle mais à travers Franpi. En effet, accaparée
par un conseil d'administration (car les profs ont aussi des conseils
d'administration) et curieuse d'entendre ce que peut donner cette
expérience radiophonique de transmutation des paroles, j'ai
confié, non sans une certaine émotion, ma chronique
à mon distingué taulier, mon patron, mais aussi mon
frère, mon mentor, l'objet de toutes mes flatteries les plus
basses.
Mais cher auditeur, tu es en train de te demander ce que vient faire
Brassens dans tout cela.
Non, cher auditeur, ne t'inquiète pas ! Je ne vais pas dire
que Brassens parle par ma voix. Je me contente de l'écouter
depuis ma prime jeunesse, dès l'époque où, cherchant
désespéremment des chansons à textes contestataires
dans une discothèque familiale où le chanteur le plus
rebelle était un vieux Souchon poussiéreux dissimulé
sous un Stravinsky, je découvris un mec à la moustache
sympa sur la pochette, avec un chat et un titre un peu étrange
: "P. de toi". Le titre resta encore un peu énigmatique,
mais j'avais appris déjà deux mots nouveaux essentiels
dans ma vie d'adulte : "putain" et "salope". Surtout,
je fus, et le restai, conquise par cette voix caverneuse à
la diction plus que rugueuse et à l'accompagnement de guitare
improbable.
J'ai parlé dans une chronique précédente de Prévert,
mon poète préféré. Je me demande bien
pourquoi ces deux là, Prévert et Brassens, ne se sont
pas rencontrés ; ça aurait été beau et
magique. Mais ces deux rois de l'imaginaire nous ont sans doute laissé
cet ultime cadeau : nous donner à imaginer leur rencontre.
Par contre, il y a un poète, François Villon, à
qui Brassens rendit visite au point de se confondre avec lui. Et c'est
là cher lecteur que je voulais en venir, avec mon histoire
vaseuse de transmutation des paroles.
En effet, Brassens épouse le rôle que Villon s'était
créé au Moyen Age à un point tel qu'on peut parler
d'une sorte de rencontre par delà le temps, de celles que seule
la littérature, et notamment la poésie, peut offrir.
François Villon, on ne le connaît que par son uvre,
ses poésies. De sa vie, on ne sait que très peu de choses,
mais elle fut tourmentée et loin des sentiers battus. Clerc,
faisant des études mais faisant également partie d'une
bande de voleurs et d'assassins, on ne sait s'il est mort sur un gibet
comme nombre de ses amis. Mais il nous a laissé une uvre
indéfinissable : des poésies diverses et surtout son
"testament", testament fictif où il éreinte
ses ennemis et remercie parfois avec une certaine ironie, certains
de ses meilleurs amis.
François Villon ,c'est le garçon de mauvaise vie, le
poète de la misère, le poète des gueux et des
voleurs comme en témoigne la "Balade des pendus",
où il fait parler des pendus en train de pourrir sur leur gibet
en demandant la pitié des passants, leurs frères.
Et Villon, c'est le frère en littérature de Brassens.
On trouve chez eux les mêmes thèmes, les mêmes
ironies, les mêmes valeurs. Par exemple, on connaît l'humour
de Brassens contre tout ce qui est flic, bourgeois et rombière.
Villon se moque sans cesse de ses nantis qui méprisait le peuple
dont il se faisait la voix. On connaît les piques de Brassens
contre les femmes, il suffit de lire Villon pour voir l'influence
directe. Ces deux poètes dénoncent avec une même
ironie pour eux-mêmes les mêmes travers des femmes aimées.
Et entre La balade de la grosse Margot, où Villon raconte sa
vie de maquereau humilié par sa putain et "Le mauvais
sujet repenti" de Brassens, la rencontre est quasi fusionnelle.
Villon nous a montré qu'il n'était pas obligatoirement
nécessaire d'être à la Cour des grands, des reconnus
et des nantis, pour être un artiste de génie. Il nous
montre que le monde des miséreux, des crève la faim,
du peuple, est digne d'être chanté au même titre
que celui des riches et des bien-pensants. Il nous montre que le talent
est aussi lié à la capacité d'examiner la société
avec un regard ironique et désespéré, tout en
n'arrêtant pas de croire en la capacité de l'homme à
avancer.
C'est en cela qu'il se retrouve avec Brassens ; c'est en cela que
ces deux poètes ne cesseront d'être une référence
pour tous ceux qui refusent la pensée de la classe dominante.
François Villon : Poésies complètes, collection
Lettres gothiques, ed. Livre de poche. (Attention, le texte est écrit
en ancien français, cette collection propose sur chaque page
de droite des éléments de traduction en français
moderne. Il existe des versions traduites de Villon, mais je ne les
connais pas.)
Georges Brassens
: Poèmes et chansons, ed. Point virgule.