Georges Brassens et François Villon


Etrange ! Mes mots sont biens les miens mais cette voix, ces intonations, cet accent ne sont pas les miens mais ceux de mon camarade Franpi. Oui, je reconnais bien mes pensées, mais cette impression donnée d'être toujours à la limite de l'explosion de colère ou d'enthousiasme, cette fâcheuse manie de réguler mon flot de paroles comme une mer en furie lance ses lames de fond, non ce n'est pas moi, ce ne sont pas les miennes.
Tu l'as deviné cher auditeur, c'est bien Geneviève qui te parle mais à travers Franpi. En effet, accaparée par un conseil d'administration (car les profs ont aussi des conseils d'administration) et curieuse d'entendre ce que peut donner cette expérience radiophonique de transmutation des paroles, j'ai confié, non sans une certaine émotion, ma chronique à mon distingué taulier, mon patron, mais aussi mon frère, mon mentor, l'objet de toutes mes flatteries les plus basses.

Mais cher auditeur, tu es en train de te demander ce que vient faire Brassens dans tout cela.
Non, cher auditeur, ne t'inquiète pas ! Je ne vais pas dire que Brassens parle par ma voix. Je me contente de l'écouter depuis ma prime jeunesse, dès l'époque où, cherchant désespéremment des chansons à textes contestataires dans une discothèque familiale où le chanteur le plus rebelle était un vieux Souchon poussiéreux dissimulé sous un Stravinsky, je découvris un mec à la moustache sympa sur la pochette, avec un chat et un titre un peu étrange : "P. de toi". Le titre resta encore un peu énigmatique, mais j'avais appris déjà deux mots nouveaux essentiels dans ma vie d'adulte : "putain" et "salope". Surtout, je fus, et le restai, conquise par cette voix caverneuse à la diction plus que rugueuse et à l'accompagnement de guitare improbable.

J'ai parlé dans une chronique précédente de Prévert, mon poète préféré. Je me demande bien pourquoi ces deux là, Prévert et Brassens, ne se sont pas rencontrés ; ça aurait été beau et magique. Mais ces deux rois de l'imaginaire nous ont sans doute laissé cet ultime cadeau : nous donner à imaginer leur rencontre.

Par contre, il y a un poète, François Villon, à qui Brassens rendit visite au point de se confondre avec lui. Et c'est là cher lecteur que je voulais en venir, avec mon histoire vaseuse de transmutation des paroles.
En effet, Brassens épouse le rôle que Villon s'était créé au Moyen Age à un point tel qu'on peut parler d'une sorte de rencontre par delà le temps, de celles que seule la littérature, et notamment la poésie, peut offrir.
François Villon, on ne le connaît que par son œuvre, ses poésies. De sa vie, on ne sait que très peu de choses, mais elle fut tourmentée et loin des sentiers battus. Clerc, faisant des études mais faisant également partie d'une bande de voleurs et d'assassins, on ne sait s'il est mort sur un gibet comme nombre de ses amis. Mais il nous a laissé une œuvre indéfinissable : des poésies diverses et surtout son "testament", testament fictif où il éreinte ses ennemis et remercie parfois avec une certaine ironie, certains de ses meilleurs amis.

François Villon ,c'est le garçon de mauvaise vie, le poète de la misère, le poète des gueux et des voleurs comme en témoigne la "Balade des pendus", où il fait parler des pendus en train de pourrir sur leur gibet en demandant la pitié des passants, leurs frères.

Et Villon, c'est le frère en littérature de Brassens. On trouve chez eux les mêmes thèmes, les mêmes ironies, les mêmes valeurs. Par exemple, on connaît l'humour de Brassens contre tout ce qui est flic, bourgeois et rombière. Villon se moque sans cesse de ses nantis qui méprisait le peuple dont il se faisait la voix. On connaît les piques de Brassens contre les femmes, il suffit de lire Villon pour voir l'influence directe. Ces deux poètes dénoncent avec une même ironie pour eux-mêmes les mêmes travers des femmes aimées. Et entre La balade de la grosse Margot, où Villon raconte sa vie de maquereau humilié par sa putain et "Le mauvais sujet repenti" de Brassens, la rencontre est quasi fusionnelle.

Villon nous a montré qu'il n'était pas obligatoirement nécessaire d'être à la Cour des grands, des reconnus et des nantis, pour être un artiste de génie. Il nous montre que le monde des miséreux, des crève la faim, du peuple, est digne d'être chanté au même titre que celui des riches et des bien-pensants. Il nous montre que le talent est aussi lié à la capacité d'examiner la société avec un regard ironique et désespéré, tout en n'arrêtant pas de croire en la capacité de l'homme à avancer.

C'est en cela qu'il se retrouve avec Brassens ; c'est en cela que ces deux poètes ne cesseront d'être une référence pour tous ceux qui refusent la pensée de la classe dominante.

François Villon : Poésies complètes, collection Lettres gothiques, ed. Livre de poche. (Attention, le texte est écrit en ancien français, cette collection propose sur chaque page de droite des éléments de traduction en français moderne. Il existe des versions traduites de Villon, mais je ne les connais pas.)

Georges Brassens : Poèmes et chansons, ed. Point virgule.