DANS LES
VALISES DE KLARABEL
Emission du 31/05/2002
Devant la vacuité abyssale des programmes que nous offrent
les diverses chaînes de télévision en raison d'événements
sportifs d'envergure internationale, et face à la maigre actualité
internaute, j'ai décidé, en accord avec notre Mentor
à tous mais avant tout avec moi-même, de vous faire part
de quelques uns de me coups de cur littéraires. Petits
ou grands plaisirs d'une après-midi, d'une semaine ou de tout
un été, ces bouquins ont en commun d'avoir été
élevés en tête de mon petit Panthéon littéraire
personnel.
Pour commencer cette série,
c'est tout mon été 2000 que je vous livre ici, à
travers les six volumes des incontournables Chroniques de San Francisco,
d'Armistead Maupin. En voilà, de la drogue dure ! Six volumes
qui se lisent à vitesse grand V, car, c'est un fait que tous
les lecteurs vous confirmeront, quand on plonge dedans, on ne peut
plus JAMAIS s'arrêter. On entre tellement dans l'histoire de
ses personnages, qu'on ne peut pas se résoudre à refermer
le bouquin sans en savoir plus. Par ailleurs, la forme même
de l'ouvrage pousse à la consommation.
En effet, Les Chroniques
de San Francisco ont été créées non
pas en vue d'une publication classique, mais, comme leur nom l'indique,
dans un journal, le San Francisco Chronicle (d'où le
titre français), sous le titre "Tales of the City".
Ces chroniques, d'environ 800 mots chacune, ont débuté
en 1976 et ont immédiatement rencontré un franc succès
; c'est la raison pour laquelle, dès 1978, Armistead Maupin
a commencé, à la demande pressante d'un ami éditeur,
de compiler ces Chroniques. Ces publications se sont étalées,
aux Etats-Unis, jusqu'à 1990, date de la parution du dernier
volume de la série, intitulé Sure of you, Bye-bye Barbary
Lane pour l'édition française.
Les Chroniques
débutent en 1976, avec l'arrivée à San Francisco
d'une jeune femme de 25 ans, Mary-Ann Singleton, tout droit sortie
de son provincial Cleveland. En théorie vacancière pour
une semaine, elle décide finalement de plaquer papa, maman
et son job de secrétaire des Fertilisants Lassiter pour s'installer
définitivement à San Francisco. D'abord hébergée
chez sa copine hôtesse Connie, Mary-Ann va rapidement craquer
pour une petite pension de Russian Hill, tenue par une logeuse quinquagénaire,
dont les principales qualités résident dans sa subtile
compréhension de ses locataires, dans son art consommé
de les recevoir et dans ses grands talents de cultivatrice de plantes
médicinales dont la consommation est prohibée dans nos
contrées
Cette logeuse atypique, qui nous réserve
bien des secrets, porte le nom d'Anna Madrigal, et a été
incarnée, dans la série diffusée récemment
sur Téva, par Olympia Dukakis. Ca a l'air inintéressant
au possible cette information, mais allez jusqu'au tome 6 et vous
la trouverez savoureuse
Mais plutôt que
d'extrapoler sur une adaptation qui n'a pas forcément fait
l'unanimité parmi les accros, principalement en raison du choix
des acteurs souvent discutable, recentrons-nous sur l'histoire, LES
histoires devrais-je dire, qui font tout le sel de ces saynètes.
A l'origine de ces chroniques, Mary-Ann, bien entendu, puisque c'est
elle le prétexte originel ; précisons à cette
occasion que la création de ce personnage remonte à
1974, lorsque Maupin a voulu relater les "single nights"
se déroulant chaque mercredi dans un supermarché Safeway
de San Francisco. Devant le succès de ce premier essai, qu'on
retrouve d'ailleurs dans le premier volume des Chroniques,
il a été demandé à Maupin de continuer
à produire la suite des aventure de Mary-Ann, jeune femme un
peu naïve fraîchement débarquée de Cleveland
dans un San Francisco déjà haut en couleur et symbole
de la fierté homosexuelle. Rappelons au passage que la première
Gay-Pride se déroula à San Francisco, premier endroit
au monde où les homosexuels eurent enfin le droit d'exister
et de s'affirmer. Mais ce n'est qu'un début
vous connaissez
la suite de l'expression consacrée, et ce ne sont pas nos camarades
du Collectif Comme ça qui vous diront le contraire.
Aux côtés
de Mary-Ann, je vous l'ai déjà présentée
tout à l'heure, Anna Madrigal, attachante logeuse et personnage
à part entière de la série, dont l'importance
ne se résume pas seulement à son rôle de lien
entre les principaux personnages. Ces personnages sont Mona, jeune
publicitaire victime de son époque et de son milieu à
travers une sexualité aussi hésitante que militante,
Michael, son colocataire et meilleur ami, installé à
San Francisco pour échapper à l'homophobie ambiante
des vieux états du Sud, venu se réfugier chez elle après
une séparation ; pour la petite histoire, sachez que lorsque
The San Francisco Chronicle publia le coming-out de Michael
vis-à-vis de ses parents, il publia par la même occasion
celui d'Armistead Maupin à l'attention des siens. Et, fait
surprenant, la réaction des parents de Maupin fut la même
que celle qu'il avait lui-même écrite pour les parents
de Michael.
Autre locataire : Brian.
Hétéro convaincu
et tout autant macho, roi de
la drague à deux balles, la couleur est annoncée dès
les premiers chapitres des Chroniques. On se laisse avoir au début,
on le trouve puant, détestable et tout ce qu'on veut
puis on plonge dedans, et au fil du temps, notre Brian évolue,
tout comme Mary-Ann qui foncera tête baissée dans les
années 80.
N'oublions pas de citer,
pour finir, la famille Halcyon, Edgar, le patriarche, PDG de l'entreprise
de communication familiale, Frannie, sa femme, DeDe, sa fille et Beauchamp
Day, le mari de DeDe. Inutile de vous dire que tous ces personnages
vont se croiser au cours des six volumes des Chroniques, de
façon parfois assez inattendue
Je préfère
ne pas trop vous dévoiler le contenu de ces Chroniques,
qu'il serait de toute façon impossible de résumer, tant
l'intrigue est dense et le rythme enlevé, du fait de la forme
de l'ouvrage ; rappelons qu'il s'agit à l'origine d'un feuilleton
publié dans la presse. Le style est simple sans être
simpliste ; entendez par là qu'on est loin d'un phrasé
Nietzschéen, mais qu'il ne s'agit pas non plus d'un mauvais
roman Harlequin !
A consommer sans modération
donc, sur la plage, dans un jardin, au bord d'une rivière ou
tout simplement chez soi. Et puis, outre les qualités scénaristiques
de l'ensemble, on ne peut qu'apprécier (voire regretter avec
nostalgie pour les plus anciens d'entre vous !) l'agréable
revival 70's, ainsi que la peinture très réaliste des
années 80 américaines dans tout ce qu'elles ont de méprisable,
notamment dans le dernier volume. On sent d'ailleurs poindre, dans
cette description au quotidien des années 80 une part non négligeable
de dégoût, mais aussi, surtout peut-être, de nostalgie
d'une ère de libertés, d'espoirs, de possibles, représentée
par un San Francisco bouillonnant au cur des années 70.
Hélas, les capitalistes triomphants et autres yuppies ont tout
rasé sur leur passage, et l'épidémie de Sida
a terminé le travail, insidieusement, fauchant sans pitié
ce qui restait de l'idéalisme qui caractérisait alors
San Francisco et ses habitants, qu'ils soient homos, bi ou hétéros.
Aux premiers tomes, très enjoués, succèdent une
fin en demi-teinte, ou les petits bonheurs de chacun prennent un arrière-goût
désagréable. Les années 80, années fric,
paillettes et Sida et le retour à un ordre moral plus proche
d'une dogmatique pudibonderie que de l'idéal chrétien,
sont passées par là et rien de bien réjouissant
ne s'annonce pour la suite
Du coup, c'est d'abord
l'envie presque irrépressible d'une suite que l'on ressent
à la fin du tome 6 ; puis finalement un sentiment de soulagement
survient. Car tout bien réfléchi, on n'a pas envie de
les voir sombrer davantage, on n'a pas envie de savoir quels bons
citoyens américains moyens vont devenir certains des héros
de la série. Certains ne se sont pas laisser prendre au piège,
mais pour combien de temps ? Ca non plus, finalement, on ne veut pas
le savoir.