Billie Holiday

-INTRODUCTION


L'épaisse fumée bleutée de cigarettes des nombreux clients venus écouter le concert d'Ornette Coleman et de Don Cherry donne au clair-obscure de ce club un aspect irréel propice à l'introspection. Je suis assis au bar à siroter seul mon scotch depuis maintenant une heure et à écouter les notes stridentes de Coleman et Cherry s'envoler au gré de leurs improvisations enragées. C'est le nouveau style paraît-il. J'aime pas la direction que prend le jazz aujourd'hui ! Si je suis là c'est pour fêter l'anniversaire de la mort d'une grande dame. Billie Holiday. Elle est morte il y a un ans jour pour jour, le 17 juillet 1959 à l'âge de 44 ans.

LOVER MAN (THE STRANGE FRUITS N°1)

-SOMBRES VAPEURS DU PASSE


Mon deuxième double scotch ! La musique semble étouffée par les brumes tabagiques. Petit à petit ce monde perd de sa consistance. Puis, il n'y a plus que moi et mon verre. L'aigre amertume des vapeurs du scotch me ramène en 1956. Après la sortie de son autobiographie, je l'avais rencontré ici même, au Café Society. Elle m'avait raconté son enfance : l'absence de son père, jeune musicien, qui l'avait abandonné, elle et sa mère - une adolescente, alors qu'elle n'était qu'une enfant. Le manque d'attention de sa mère à son égard. Son viol alors qu'elle n'avait que dix et son placement dans une institution catholique. Sa libération deux après. Son départ avec sa mère pour le New Jersey, puis Brooklyn, où elle se prostituera alors qu'elle n'avait pas 13 ans afin d'aider sa mère - alors femme de ménage - à gagner de l'argent. C'est en 1933 que la chance lui sourie enfin. Lors d'une audition, comme danseuse pour une speakeasy - les bars clandestins lors de la période de prohibition de l'alcool - durant laquelle elle s'était un peu ridiculisée, son accompagnateur lui demande si elle sait chanté. C'est ainsi que débutera sa carrière de chanteuse. Elle avait alors 18 ans. Puis la seconde chance fut d'avoir séduit par son talent le producteur John Hammond.

THE SUNNY SIDE OF THE STREET (THE STRANGE FRUITS N°2)


-BAD JUDGEMENT


Ouvrant à nouveaux les yeux, mon regard se fixe sur le liquide doré qui vibre au rythme de la musique. Toute mon attention est fixé par les images qui y apparaissent.
Une petite ville de province brûlée par le soleil du middle-south. Le vent poussièreux roulant des buissons secs comme la pierre. La caravane de la tournée de 1938 du jazzman Artie Shaw s'arrête au bar afin de prendre son repas et de se rafraîchir. Dans cette troupe une seule femme noire : Billie Holiday. Derrière la vitre, des autochtones nous regardent un peu comme le bétail regarde passé le train : le regard aussi vide que les immensités intersidérales tout en continuant machinalement ce qu'ils étaient en train de faire. Il y a là un vieux en salopette mâchant une chique, une femme aux lèvres pincées tenant par la mains un enfant blond au faciès simiens, et le barman. Un gros rougeauds s'essuyant le front avec un mouchoirs sale. Nous entrons, tous ensemble. Mais Billie n'a pas le temps de passer le pas de la porte que la sentence tombe. Les jurés ont rendu leur verdicts, et le juge - en l'occurrence l'adipeux barman - peut rendre son jugement : "Vôt' négresse, elle fout'l camp... pas un champ de coton ici !" Billie sort. Je regarde méchamment l'assistance, Artie Shaw semble ennuyé mais ne répond rien. Les musiciens s'installe pour prendre leur repas. Je sors, furieux, et je rejoint Billie dans sa caravane. Comme pour m'excuser je lui dis : "Je hais cette Amérique..." Elle me regarde tristement et me dit "tu n'as pas besoin de t'excuser pour la bêtise humaine. Ta présence ici me suffit."
Soudain, je lève la tête et je regarde Alvin, le barman du Café Society, et lui dit de bute en blanc : "Par la suite, il sera décidé que Billie prendra désormais ses repas dans la caravane afin d'éviter ce genre d'incident ! Je hais cette Amérique : l'intolérante, la réactionnaire, la raciste, la consanguine sans créativité rejetant les meilleurs de ses enfants...". "Certainement, monsieur Redyan, certainement...dois-je vous appeler un taxi ?"

STRANGE FRUIT (THE STRANGE FRUITS N°3)

CES ENFERS ARTIFICIELLES


Troisième double scotch. Mon esprit vacille au gré des oscillations de mon corps engourdi par l'alcool. Ce soir, comme si souvent, je voulais fuir ma souffrance, mes émotions, dans l'oubli éthylique de la même manière que Billie avait fuit les siennes dans les drogues : alcool, marijuana, opium, héroïne, et ces amours contrariés. Et pourtant les images se percutent les unes après les autres sur les parois de mon crâne. Comment oublier le jour de sa mort : elle souffrait de maladies cardiaques et hépatiques. Pourtant, malgré son attaque, quelques semaines auparavant, elle continuait à abuser de narcotiques. Cela lui avait déjà valu une arrestation et une condamnation à une peine de prison. Les flics vinrent l'arrêter une nouvelle fois sur son lit de mort pour possession et usage d'héroïne le 17 juillet 1959 et elle mourrut.

I CAN'T BELIEVE THAT YOU'RE IN LOVE WITH ME (THE STRANGE FRUITS N°4)

CONCLUSION


Billie fut certainement l'une des plus grande chanteuse de jazz de ce siècle. Elle contribua à faire passer cette musique de l'enfance à l'âge adulte. Tout autant que Bessie Smith, elle vivait pleinement ce qu'elle chantait. C'est une qualité rare chez les artistes. Mais est-ce étonnant de la part de femme qui eurent à subir longtemps l'humiliation d'une société inégalitaire, sexiste et raciste. Faut-il vraiment que le talent naisse de la souffrance et du doute ?

MY SWEET HUNK O'TRASH (THE STRANGE FRUITS N°5)