Episode 5 - les
adieux
Aretha
Franklin - I'll Fly Away / tribute to Diana 1997 (4'15" - compil
perso gospel et new orleans plage n°1)
Lester et sa femme avaient donc
été lynchés. Leurs enfants qui s'étaient
enfuit dans le champ de maïs avaient tout vu. Le plus âgé
d'entre eux, Sonny, 12 ans, restait silencieux depuis 2 jours. Enfermé
dans son mutisme, le regard noir sans émotion apparente, la
mâchoire serrée, il semblait plus mort que vif. Mais
ce n'était qu'apparence, la souffrance, sa souffrance était
là pour nous rappeler qu'il était bien vivant. En outre,
il était maintenant l'aîné de la famille, il se
devait d'agir en adulte... Les deux autres Mahalia et Jackson, plus
jeunes, exprimaient plus facilement leurs immenses souffrances et
leurs incompréhension vis-à-vis de ce qui s'était
passé.
Quant à Malcom, il s'était réveillé aux
geôles deux heures après s'être fait assommé
par le shérif. Il fut relâché immédiatement
et depuis il semblait ailleurs. Il n'avait pas pleuré. Son
regard était lointain. Il essayait certainement par ce stratagème
d'oublier que c'était lui qui avait dépendu son frère
et sa belle-sur alors qu'une foule de toubabs se faisait photographier
au pieds de l'arbre. Je me mis à penser que parfois la chose
la plus difficile en ce monde c'est d'y vivre.
Depuis deux jours, la ville était sous tension. Les blancs
s'étaient claquemurés chez eux de peur des représailles,
et les afro-américains oscillaient entre la colère et
l'abattement. Certains d'entre eux organisaient chaque soir une milice
d'autodéfense qui patrouillait aux limites du quartier de Westmud,
espérant secrètement certainement qu'un blanc soit assez
fou pour venir se perdre dans notre quartier afin de lui régler
son compte. Les fachos devaient en faire autant de leur côté.
Caroline, doc Harvest, et les quelques blancs à ne pas entretenir
du mépris pour les afro-américains n'étaient
plus les bienvenus ici à Westmud et ils devaient se faire accompagner
par ceux qui n'étaient pas aveuglé par leurs émotions
lorsqu'ils venaient nous rendre visite. Caroline vivait difficilement
ces moments. Elle se fit prendre plus d'une fois à parti et
elle était déchirée par deux communautés
qui la rejetait également : les noirs parce qu'elle était
une blanche, les blancs parce qu'elle s'acoquinait avec les noirs.
Chacune à sa manière elles lui demandaient de faire
un choix qu'elle se refusait à faire afin de gagner leur confiance.
Je pensais qu'elle avait raison dans l'absolu, mais que nous vivions
dans un monde réel qui l'obligerait malheureusement à
faire ce choix qui entraînerait une rupture plus ou moins longue,
peut-être définitive, avec l'une des deux communautés.
Je pensais aussi qu'elle aurait besoin d'aide, elle aussi, pour ne
pas être broyé par les événements.
J'essayais d'expliquer aux plus jeunes, les plus haineux et les plus
fougueux en général, que l'apparence est trompeuse et
qu'il fallait voir au-delà du voile que nous avions - nous
les afro-américains comme les blancs - devant les yeux : les
dirigeants et les capitalistes nous divisent pour mieux régner.
Mais il est difficile de faire admettre à une personne dont
la communauté subit l'oppression depuis 5 siècle de
l'Homme blanc que la majorité d'entre ces derniers étaient
aussi des victimes et qu'ils pourraient se retrouver un jour de notre
côté. Je n'avais pour le moment que peu de prise sur
les consciences.
La famille de Lester avait ramené les corps de ses enfants
chez eux. Ils veillaient les corps en présence de pleureuses.
Dans la chambre mortuaire où se rassemblaient les deux familles
et les amis l'atmosphère était étrange : un mélange
de ferveur religieuse extatique capable de renverser des montagnes
qui irait s'accroissant au fur et à mesure que l'on s'approcherait
de l'office religieux et d'effondrement de l'âme commun à
tout les humains qui perd un proche aimé.
Louis
Armstrong & Cab calloway - Saint James Infirmary (4'45" -
compil perso gospel et new orleans plage n°2)
Le jour de l'inhumation arriva.
Les Black Panthers, le groupe auquel j'enseignais les préceptes
de la musique afro-américaine, précédait le cortège
funéraire. Je remplaçait Malcom aux percussions, qui
n'était pas en mesure de jouer. Le cortège s'ébranla
en début d'après-midi, sous le soleil mouillé
de cette fin d'été, au rythme de notre vieux jazz dans
le plus pur style new-orleans. La famille se trouvait juste derrière
le corbillard qui roulait au ralenti. Puis venaient les pleureuses
et l'orchestre formant comme un paravent sonneur protégeant
la douleurs des proches des émotions du reste du cortège.
Tout le monde était endimanché afin de rendre un dernier
hommage à ceux qui allaient nous quitter à tout jamais.
Les femmes en robe noir et voilette portaient des ombrelles de dentelles.
Les hommes portaient des chapeaux à large bords et rubans,
costume et pantalon à pinces amples et chaussures vernies.
Nous passâmes dans les rues de Westmud, afin de faire partager
notre douleur à tous ceux qui pourraient se trouver sur le
passage du cortège. Mais les rues étaient désertes,
car tout le monde suivait le corbillard. Certaines personnes dansaient
sur les rythmes lents que nous jouions. L'ensemble donnait l'impression
d'une marche cérémonielle pour une fête, une procession
du sabbat, à laquelle nombre de blancs-becs non jamais rien
compris. Certains d'entre eux pensent que nous n'avons pas de sentiments
pour nos défunts. Quels cons !
Notre marche finit devant le temple baptiste de Westmud, où
nous attendait le pasteur et le chur habillés de leur
grande robe orange et violette. Je fis arrêter mon orchestre
et nous entrâmes dans la maison de Dieu. Le pasteur pu commencer
son office
Alison
Krauss et Gillian Welsh - Down To The River To Pray - O' Brother you
are thou soundtrack (2'54" - compil gospel et new orleans perso
plage n°3)
L'office se fit pas une succession
de discours bien senti du pasteur ponctué de l'approbation
bruyante de la salle auquel répondait les gospels qui montaient
en puissance du chur. Tout cela ressemblait à un faux
crescendo, un peu comme la marée montant : la succession du
flux et du reflux des vagues qui finit par engloutir la plage. Certains
participants atteignaient des phases de transe durant certains gospels
très rythmiques. Ils se mettaient alors à lever les
b ras au ciel et à tournoyer comme ces roues enflammé
des feux d'artifices.
Alors que le pasteur finissait un discours, je vis Caroline se lever
et se diriger vers le chur. Elle prit la place de la chanteuse
soliste. Elle avait donc choisit son camp plus rapidement que je ne
le pensais. Malgré les moments troublées qu'elle aurait
vivre, je ne pouvais pas m'empêcher d'être satisfait de
son choix. Sentiment purement égoïste de celui qui aime.
Oui, je l'aimais, à ce moment en l'entendant chanter Down to
the river to pray, dans la maison du Seigneur, j'osais m'avouer ce
sentiment.