Le Duc des Prunes... Episode 5

 

Franck Zappa Orchestral favorities Plage 4 "Duke of Prunes" (4'21)

Jimmy venait de se rasseoir sous le regard interloqué de la serveuse, qui nous fixait par en dessous, comme si nous étions des bandits de grand chemin. Je lui fit un sourire entendu, à la fois un peu moqueur et reconnaissant de son silence. A l'air revêche qu'elle m'opposa, je compris vite que de toutes façons, il n'aurait pas fallu que nous restions plus longtemps dans son échoppe. Je jetai un regard vers le dehors, et je m'aperçus que les lascars qui venaient de nous faire une peur de cheval démarraient leur Buick vulgaire et se dirigeait vers la bretelle de l'autoroute. Je me détendais un peu, fit un sourire plein d'amitié à mon vieux pote Jimmy, et fit signe à Suzy de se pointer, vu que désormais la voix était libre. La porte des toilettes grinça un petit peu, et c'est un visage défait qui se détacha de la noirceur du réduit. Un visage défait où les yeux bleus faisait toujours surface. Elle couru, et se dirigea direct vers moi pour m'étreindre et se mit à nouveau à éclater en sanglot. Je me sentait un peu embarrassé, à la fois parce que j'étais fort inquiet de la tournure des événement, mais aussi parce que le contact avec la peau de Suzy me chauffait les os et me faisait un effet velouté sur la peau que je ne pouvais réprimer.

Je la serrai d'un bras timide. Elle s'assit. Jimmy tapa dans les Camel, fit pivoter une sèche entre ses doigts nerveux, puis en tassa nerveusement le contenu en frappant le bout filtre contre la table en formica. Une fois allumée, il en tira une longue bouffée philosophique et en tendit une à Suzy. Elle soupira très fort après en avoir inhalé une taffe et ses yeux s'humidifièrent encore.

- Il fait pas bon rester là, leur fis-je, on reprend la route, je vous rappelle qu'on a un convoi de charbon à emmener dans l'Alabama.
- Vous me laisserez en route, souffla Suzy, je suis un poids pour vous, et je ne veux pas qu'il vous arrive des ennuis. Je vais me démerder.
Jimmy parlait peu, mais toujours à bon escient. Il la rembarra.
- Tu ne crois quand même pas qu'on va te laisser avec ce mafieux de pacotille aux trousses ? Tu viens avec nous et nous aviserons en route. Mais il faut que tu nous explique précisément ce qu'il s'est passé. Et pour quoi te cherche-t-il comme ça…
- Dans le camion, si vous voulez bien, leur rétorquai-je Faut qu'on parte maintenant.

Je pris la route que le gros mafieux et ses molosses avait empruntés quelques minutes auparavant, et mes compagnons m'emboîtèrent rapidement le pas. Dehors, le vent s'était levé et le parking désert se laissait amuser par deux feuilles qui le balayait en tournant frénétiquement sur elles même. Je laissai monter Suzy, avant de reprendre ma place de co-pilote. J'étais nerveux comme jamais. Cette altercation avec la pègre ne me disait pas grand chose. Lorsqu'on est chauffeur de camion, du matin au soir depuis une paire d'année, on les connaît les fils de pute de la soi-disant Cosa Nostra. Toujours à vouloir vous magouiller, où à vous embarquer dans des histoires qui ne servent pas vos intérêts.

Franck Zappa Lost Episodes plage 25 "I don't wanna get drafted" (3'24)

J'avais eu l'occasion de les rencontrer de près lors de la dernière grève des routiers, où ils avaient eu un rôle dégueulasse contre nous. C'était il y a dix ans, et nous avions un leader, Jimmy Hoffa, qui s'était laissé abusé par une bande de margoulins organisés qui nous avait bouffé notre lutte pour les intérêts d'un système, d'un gouvernement que nous commencions vraiment à gêner. Parce qu'il serve à ça, ces mafieux, à disperser les intérêts de ceux qui se battent, au profits de ceux qui de toutes façons, gagnaient déjà auparavant. Mon père m'avait toujours défendu de traîner dans le côté italien de l'East end dans lequel j'avais grandi. Dans sa tête un peu étriquée, il y avait du racisme envers les ritals, mais c'était surtout parce qu'il se méfiait des dérives grossières d'une petite partie des caïds de ce quartier, qui n'avait rien à voir avec la modestie des gens du lieu et se servait de leur indigence pour les instrumentaliser.

C'est ce qu'ils avaient fait avec Hoffa. D'un leader efficace de notre lutte, ils en avaient fait un junkie du dollar, incapable de leur refuser quoique ce soit, parce qu'ils lui tenaient les couilles fermement. Résultat, ils avaient fait en sorte qu'il ne se passe rien, et que tous nos efforts nous rapportent peau de balle, et que les patrons des transports, qui nous exploitaient pourtant, s'en foutent plein les fouilles, puisqu'ils n'eurent pas à nous payer pendant tout un mois.

Je me rappelle la lutte, alors que les braseros flambaient devant la porte du garage de la Comopolitan Coil, ou nous bossions alors avec Jimmy l'indien, dans le sud de Baltimore. Nous empêchions les camions des quelques gars pas encore décidés à se battre avec nous de sortir du dépôt. Les vieux de la vieille se rappelait les luttes passées, et nous prodiguaient des conseils. C'est ainsi que nous avions repoussés des vagues de pauvres gars des chômeurs des environs de Baltimore qui arrivaient en taxis pour prendre nos places, payés une misère. Un vieux, Conrad, je me rappelles de son nom, nous avait montrer comment avec une planche et un rivet de menuiserie on peut fabriquer une arme qui décourage les pneus et la carrosserie de n'importe quel véhicule… Et ça n'avait pas fait long feu. Les taxis étaient reparti de là où ils étaient venu pour la plupart, plus où moins amochés. Nous étions bien et fort. Hoffa était passé nous voir la veille, et il nous avait dit, dans un discours enthousiasmant, que nous ne devions rien craindre de l'avenir, qu'il nous fallait nous battre, que les flics et les vigiles seraient de notre côté. Salaud.


Charlie Haden "Liberation music orchestra" plage 2 puis 3


Nous ne comprenions pas encore pourquoi les flics n'avaient pas encore attaqué. Lorsqu'ils passaient, nous les arrosions d'injures, et ça s'arrêtait là. Puis, un déclic, une vague plus importante que d'autres…. C'est toute l'histoire d'une manif qui s'apprête à cogner, le genre de manifs qui vous laissent des brûlures qui vous consument les tripes, et qui placent votre cœur à l'heure du combat. Cette entrée de dépôt, ces vieux camions fatigués que nous défendions, c'était un point de ralliement des larmes, la mort d'un rêve de paix universel que certains d'entre nous pouvaient un jour avoir. Dans les yeux de quelqu'un qui se voudrait pacifiste, une meute de flics armé savec des armes pas réglementaires que je reconnaissaient bien pour être celles du milieu, ou un flic qui frappe un mec jusqu'à lui faire sortir le sang du crâne, c'est un peu comme la grand mère qui boufferait le petit chaperon rouge. Il y a d'abord le fin murmure, l'odeur d'excitation et les yeux qui se durcissent puis se figent des hommes qui se mettent en chaîne, les banderoles qui se détendent un peu et flottent au vent, comme si elles aussi vivaient dans l'expectative des coups et du désordre.

Le silence se fait. C'est étrange de songer que des hommes avancent pesamment sur d'autres, les armes à la main. C'est comme si le temps avait fuit, par peur des coups, prétextant un rendez-vous urgent avec l'histoire.
Et puis soudainement, un sifflet déchirant empli l'atmosphère. D'abord, c'est comme un feu d'artifice, qui attirent les hommes comme des papillons de nuit… Les rangs se resserrent autour de la panique. Les mégaphones hurlent des retours au calme… Et les flics, ces flics qui ne devait pas attaquer selon les dires de notre leader, et que ses potes de la mafia, commandité par les patrons des grandes compagnies de transports, nous avaient envoyés, ces flics qui avancent inexorables et nous prennent, aveugles et dépourvus. Le reste est tombé dans les brumes de l'histoire, mais pas dans les limbes de ma mémoire. J'en porte encore les coups. Je le fait encore vibrer dans ma musique. Et je me ferais bien un petit mafieux en salade, me dis-je en enclenchant la radio.

Je rangeai prestement mon Beretta dans la boîte à gants. Pas trop loin, ça peut servir.