Le Duc des Prunes... Episode 3

 

Plage 8 Franck Zappa No Commercial Potential : Camarillo Brillo (3'59)

Lorsque Suzy se réveilla, il y avait bien longtemps que nous avions quitté Milwaukee pour de nouvelles aventures. Le soleil reparaissait, et Jimmy avait décidé de chanter un bon vieux blues en s'accompagnant de ses seules mains, qui rythmaient son flot en se saccadant sur son pauvre jean lessivé. Elle sourit d'abord, et c'était comme une lumière qui aurait nimbé une cathédrale romane, si le cockpit de notre vieux camion avait connu l'évangélisation depuis sa sortie des usines de Denver, et que Jimmy et moi eussions reçu la communion depuis plus de 10 ans. Moi, j'avais bien fait ma communion, passage obligé pour n'importe quel Chicano, même de bazar… Mais croire en Dieu exige pour le moins de croire aux autres, et c'est une vertu qui, bien qu'exalté dans notre beau pays, n'est possible que dans les quartiers cossus des villes pionnières. Dans l'East End de Baltimore, il n'est même pas question de ça. Comme dirait Franckie, notre guitariste, ils nous ont même retiré ça, la faculté de croire aux autres et de s'entraider. Il a raison ! Chaque quartier est une société, chaque rue est une mini guerre froide qui faut mener contre le block d'en face. Chaque amitié est une micro-société qui peut nuire à celle d'en face… Il y a bien ces putains de pacifistes, ceux qui viennent à nos concerts, ceux qui tripent sur nos riffs tendus, ceux qui admirent la hargne contenue de Jimmy sur sa Charley, comme s'il allait la saigner… Mais ils nous sont étranger. Arriveront ils à comprendre que ce groove particulier, ce mélange assumer de fureur et de doute, de bruit et de silence, c'est avant tout cette confrontation ultime entre la culture et la vie ? Non. Penser que jouer de la musique écrite tout en déchargeant des camions est un mécanisme normal et épanouissant est une idée criminelle et stupide. Penser qu'on peut faire de la bonne musique en ne branlant rien, en ne vivant aucune humiliation, et en se prélassant dans sa crasse est une vision de la vie tellement naïve que seuls des criminels où des victimes volontaires. On pourrait ranger les babs dans la seconde catégorie mais je vous parie five bucks qu'ils seront les pires croqueurs dans les années qui viennent… Dans chaque victime volontaire, il y a l'organisateur de son propre meurtre. Je les aime pas. D'accord, ils viennent à nos concerts, ils ont les cheveux longs comme nous… Mais ils ne savent pas se défendre, ce qui en Amérique équivaut à ne pas savoir vivre. Ils sont contre la guerre, mais c'est juste parce qu'ils ont les foies d'y aller. Point barre. Quand ils seront en âge de ne plus y aller, ce seront les pires bouchers. Faut me croire. Je sors des marines. J'ai juste appris à les mettre dos à dos, et éventuellement, à savoir me servir du Beretta qui ne quitte jamais la boîte à gant. D'un côté ceux dont le plaisir ultime est de se traîner dans la boue sous des barbelés et des tirs de mortiers en croyant défendre la Liberté. De l'autre ceux dont le plaisir ultime est de se dandiner dans la boue devant des rebelles de pacotilles égrenant un chapelet électrique en croyant défendre la liberté. Reste le simple plaisir d'être dégueu au bout du compte. Tout ça pour dire : Dieu, les autres, la liberté la boue tout ça… Elle souriait, et c'était mon camion. C'était bien, et c'est tout.

Plage 10 Gong Angel Egg Inner Temple (3'19)

Comme Jimmy était en verve et que la belle Suzy était revenu à la lumière, je pris l'initiative de bifurquer vers le resto-route le plus proche, tout près de Peoria, Illinois. Tandis que sifflai entre mes dents pour accompagner Jimmy dans son histoire d'amoureux éconduit dont le toit vient de s'effondrer, thème récurent de tous les standards du blues, j'engageai le camion sur l'asphalte rugueux du parkings. Il y avait peu de camions, et encore moins de voitures, je n'eu donc pas de mal à trouver de la place, et Jimmy descendit prestement de la cabine, laissant la porte ouverte pour que notre hôte descende. Lorsqu'elle fut descendu, je refermai ma porte à mon tour, en oubliant pas de m'assurer que la cargaison de charbon était bien sous clef.
Dans le café, les tables était gluante et le skaï rouge des banquettes avait du connaître un congrès de poids-lourds. La serveuse, un peu revêche, l'air d'avoir vu passer la terre entière en corbillard, nous demanda ce que nous voulions. Au traditionnel café machine, nous ajoutions quelques Donuts. L'occasion pour nous de discuter avec Suzy devant quelques beignets consistants rassis dans de l'huile de moteur.
- Je voulais vous remercier les gars ! Lança-t-elle de sa voix éraillée. Y'a pas beaucoup de types qu'on de la pitié pour une fille comme moi.
- Pourquoi vas-tu dans le sud ? demanda Jimmy, dans une avarie de propos propre aux gens qui ont tout vu
- Je chantais à New York, j'avais un contrat d'esclavagiste avec un italien, Squilacci, une petite ordure sur la quarante-neuvième. Je l'ai planté, je me suis cassé. On m'a dit que dans le sud, il y a des maisons de disques où les noirs et les blancs peuvent avoir la même Soul. Il faut que j'aille voir. Mais vous les gars, on parle de vous. Vous n'avez trouver personne pour vous signer ?
- C'est notre guitariste qui s'occupe de ça, répondis-je. Mais je crois que c'est pour bientôt.

Plage 1 Zoot Allures Wind up working in a gas station (2'29)

Le groupe en effet, en était au tournant de sa carrière, car les concerts se multipliait, et notre récent concert à New York avait attiré l'attention d'une petite maison de disque locale. Mais comme ce qui est local dans la grosse pomme est dans la banlieue du monde entier, nous avions de grand espoir de porter notre bonne parole jusqu'aux confins de l'Europe. D'ailleurs, notre rencontre avec Suzy, aussi bienvenue qu'elle était, devait être un signe du destin, puisque si tout se passait bien, ce dernier voyage, avec retour à Baltimore, était peut être un des derniers que nous faisions pour gagner notre croûte. La grand-messe pop avait fait son travail, et nous allions nous aussi sortir de la stratosphère de la réalité. Sans grand plaisir d'ailleurs, parce que pour continuer sur mon idée, on les connaît les rebelles qui ont tété le système qui leur disait où est-ce qu'il fallait chier, on les connaît les apaches qui défendait la liberté sans sortir dans la rue. Ma musique est une émulsion de la vie… Et j'ai pas envie de la quitter.
Comme d'ailleurs, je n'ai pas envie de quitter la belle Suzy qui voulait s'en aller vers le sud où mis à part la clinique de mon ami Marvin, il n'y avait rien pour elle. J'avais bien quelques idées bien sur, nous cherchions nous aussi une voix féminine, mais je ne pouvais pas prendre la décision seul. Une décision, qui aurait paru un peu trop hormonal. On est rempli de rencontres ratées.
La serveuse sèche comme une fagot de buis nous apporta, contre quelques cents, un petit pot de café supplémentaire. La fumée du breuvage se mêlait aux Camel que nous avions allumés. Suzy avait retrouvé son petit air inquiet qu'elle avait eu le soir dernier après que nous l'aillons recueilli. Je la regardais un peu plus attentivement, et j'essayai de percer son secret, qui me semblait plus abyssal que ce qu'elle voulait nous livrer. Une gorgée de café. Une bouffée de cigarette. Jimmy tapotait le formica de la table en quatre-quatre, un léger fond de temps sur le troisième battement. Suzy se lève précipitamment, renversant le café qui restait dans le pot, et se met à courir vers les chiottes au fond de la salle, comme si le diable ou Nixon venait de surgir dans la pièce. Sur le parking, une luxueuse Buick terminait de faire sa manœuvre. Je caressais la crosse de nacre que j'avais eu le flair de glisser dans ma poche. Un coup de flair, comme ça…