Ahead
of their Time Plage 20 (10'40)
Le soleil
dardait de ses rayons la route que nous avions emprunté depuis
une centaine de kilomètres. De part et d'autres de l'asphalte,
des bonhommes en plastique nous souriait pour nous annoncer que nous
étions rentré dans le comté d'Orange, Wisconsin,
là ou le soleil est plus bleu, et le blé, toujours plus
en grain. Du moins c'est ce qu'annonçait toujours les bonhommes
en plastique au sourire large comme le cornichon des burgers ; pour
mon compte, je ne voyais que les petites taches mélancoliques
des usines, et la couleur pourpre du soleil couchant qui s'immisçait
dans les colonnes de fumée. L'important c'est d'y croire. Et
en Amérique, il suffit parfois de le dire pour que les gens
y croient. Demandez aux enfants qui jouent dans les terrains crasseux
du North-End, s'ils sont en liberté
Avec un peu de chance,
ils vous répondrons que oui. Après tout, l'illusion
de liberté continue aussi longtemps qu'il est profitable de
faire perdurer l'illusion. Mais quand ça deviendra trop cher
à animer, cette petite plaisanterie, ils tireront le rideau,
ils vireront les chaises, les tables, et l'on verra ce qui se trame
dans les coulisses de cette comédie. C'est toujours ce que
disait Franckie. Et pour le coup, je dois dire qu'il avait franchement
raison.
Milwaukee n'était plus très loin, et plus nous approchions,
plus les maisons devenait compactes, et s'alignaient avec ennui. Dire
que pour certain, cette ville sale du nord des Etats-Unis incarnait
le rêve industriel. J'y avais vécu quelques années,
petit, et mon père y était mort, pauvre vieux, écrasé
par l'alcool et le chômage. Parce que certains quartiers de
cette foutue ville avait plus l'allure d'un champs de mine que d'une
ville prospère. Et il avait eu le malheur de s'être arrêté
par là, et ma mère et moi, on avait continué
vers Baltimore, en espérant qu'une vie correcte nous y attendait.
J'ai pas à me plaindre. Je conduis des camions de merde avec
une marmotte en guise de mécano, mais en matière de
rock, on est sans doute la paire rythmique qui bastonne le plus dans
le Nord-Est des Etats-Unis.
Coltrane
disc 2 plage 9 (7'22)
Maintenant,
je crois qu'on pouvait le dire sans complexe, on était vraiment
super-bon. Le concert d'hier l'avait encore prouvé. J'avais
envoyé la sauce sur plusieurs breaks de batterie, et j'étais
de plus en plus impressionné par la technique de Franck à
la guitare. Il pouvait parfois rester des minutes entières
sans bouger autres choses que les doigts. Loin de ses autres musiciens.
Il revenait parfois, mais les autres musicos avait plutôt intérêt
à suivre. Roy et moi, on était là pour garder
la baraque. On délivrait la bonne parole Rythm and Blues pendant
que les autres s'envoyait dans l'espace en espérant un billet
de retour. Un jour, j'ai su que Miles Davis avait virer Coltrane parce
qu'il n'arrivait pas à lâcher son bec, et que du coup,
les tempos sautait les uns après les autres comme des agrafes
de bustier. Qu'aurait il dit, alors, de notre amis Franckie ? On pouvait
dire que ça n'avait rien à voir avec les bêtes
solos de nos amis à cheveux longs qui pensait que coller quatre
notes en se tortillant, ça suffisait pour être des demi-dieux.
Mais ça aussi, doit faire partie de l'illusion. Réduire
la rébellion à une crise de tétanie électrique,
c'est aussi commercialiser la liberté. En d'autre mots, on
appelle ça la Pop.
La radio, après avoir raconté quelques conneries mélangées
à des informations sans intérêts sur la circulation
difficile au abords de la route des lacs et à des morts lointains
dans des guerres froides, s'était décidé à
passer un bon vieux jazz, gras comme une caisse de gazoline. C'est
à ce moment là que Roy s'était décidé
à se réveiller, chose rare, mais je ne lui en voulait
de toutes façon pas, puisqu'il avait chargé une bonne
partie du charbon ce matin, et que le contenu de la carlingue devait
à peut près avoisiner le poids d'une bonne vieille Dodge
de Redneck, la boue et la bière y compris.
Ahead
of their Time plage 8 (4'35)
Derrière
nous, dans le hamac qui nous servait à nous reposer sur les
parkings lorsque la route se faisait trop pesante, il y avait auto-stoppeuse
qui dormait du sommeil du juste. Elle était brune. De ces petites
brunettes perdues qui sillonnent les States en pensant que la liberté
est au bout du chemin. De ces petites filles qui n'avaient pas eu
la chance de naître pour être chear leader dans un collège
miteux de son Arkansas natale. Elle faisait partie de l'amérique
des losers, celle qui n'est pas dans les Journaux ni dans les week-end
de dépaysement étudiants, sur les plages à 10.000
dollars du sud de la Floride. Elle était notre Amérique
à nous, celle des Freaks, celle qui roule à 90 miles
sur des autoroutes en friche pour faire prospérer nos rêves
de légendes. Celle qui avait la peau blanche ou presque, mais
dont l'estomac, le cur et les tripes étaient noires.
Noir comme le saxophone éreinté qui me coupait les jambes
depuis quelques minutes.
La fille, on l'avait trouvé dans le comté de Cuyahonga,
en pleurs, à la tombée de la nuit. Roy, il avait toujours
le cur sur la main pour ce genre de missions. Moi, je suis toujours
plus méfiant. Combien de fois on s'était embrouillé
avec des jockey Slut sur des Parkings parce qu'on avait embarqué
leurs fiancée, ou je ne sais quoi d'autre. Roy, il s'en foutait,
mais il ne pouvait pas voir le malheur dans les yeux verts d'une jeune
auto-stoppeuse. Et pour ça, il aurait affronté n'importe
quel mastard ivre de mauvaise bière. C'est comme ça
les bassistes. Ca paraît vachement dur à l'extérieur,
mais c'est de la crème en dedans. C'est comme un caramel mou.
C'est l'infra basse qui fait ça. On a l'impression que c'est
extrêmement grave, que ça lamine le rythme, mais si on
écoute attentivement, ce n'est qu'un petit son plaintif. La
frangine, elle avait du subir les assauts répétés
d'un camionneur, qui avait essayé de la violer. Rien que ça
valait qu'on la prenne avec nous pour la sauver de ses ennuis et courir
-avec elle- au devant d'autres. Bien sur, elle avait eu quelques réticences
à monter dans un autre camion, elle qui venait de s'échapper
d'un 38 tonnes conduit par un rustre aux pattes grasses, mais nos
tronches d'apaches, qui avaient l'art et la manière de faire
fuir toutes les filles du comté avait eu pour elle l'effet
inverse et rassurant. La musique qui beuglait dans notre carlingue
peut être aussi. Contre la Country poisseuse délivrées
par les enceintes des Rednecks du coin, elle avait remarqué
que nous avions troqué des bonnes vieilles ritournelles Soul.
N'est pas plus voyou celui qui le paraît !
Absolutely
Free plage 13 (1'34)
Avant
de s'endormir, elle nous avoua qu'elle s'appelait Suzy, et je sentais
déjà que Roy en tombait doucettement amoureux. Elle
nous demanda, rasséréné est un peu espiègle,
si nous avions d'autres passions dans la vie que de conduire un vieux
camion poisseux, noir de charbon et de crasse. Lorsque nous lui avouâmes
que nous étions musiciens, dans ce petit groupe montant des
Mothers, dont on parlait de plus en plus dans le Nord Est des Etats
Unis, son petit visage malin s'éclaira de plus belle. Je ne
puis m'empêcher de reconnaître qu'elle était rudement
jolie. Elle chantait aussi, avait fait partie d'une chorale Doo-wop
dans son université de Pasadena. C'est vrai qu'elle avait un
joli brin de voix, à peine voilée par le tabac et l'errance.
Une bonne voix Rock. Lorsqu'elle eu finit son histoire, elle éteignit
sa clope méticuleusement et alla s'allonger dans notre lit
de fortune, nous laissant comme deux couillons sous le charme.
Le jazz avait finit par se tarir, et le même abruti nous rappelait
le nom de sa pauvre station. La pluie s'était mise à
suinter, et l'usine où nous faisions la livraison se dressait
devant nous.
Elle s'appelait Suzy Creamcheese. Ce que nous ne savions pas encore,
c'est qu'elle ferait un bon bout de route.